dimanche 16 décembre 2018

Ne nous soumets pas à la tentation...

Crédit photo : Gilda Fiermonte

Cet entrefilet malicieux du Canard enchaîné m'a fait souvenir de l'ouvrage d'un prêtre et religieux dominicain : Le livre noir de la communion solennelle, abondamment cité par Bourdieu dans l'un de ses articles de Langage et pouvoir symbolique : « Le langage autorisé » (pp. 160-173).
Je suis toujours admirative de la qualité et de l'originalité des sources documentaires réunies et exploitées par Bourdieu. C'est sans doute l'une de ses grandes forces que de trouver dans des textes en apparence poussiéreux et subalternes, les illustrations éclairantes des mécanismes sociaux qu'il étudie. (Je vous accorde qu'il lui arrive aussi de s'appuyer sur des œuvres qui n'ont rien de mineur ni de méconnu, telle L'éducation sentimentale de Flaubert !)
Le livre noir du R. P. Lelong ne fait pas ici exception : cet ouvrage qui entend démontrer, par la compilation des doléances de catholiques français.es à propos des réformes cultuelles initiées par le concile Vatican 2, l'échec et le danger de ces réformes, va permettre à Bourdieu de tracer les limites de la théorie d'Austin sur le langage performatif.

Ces plaintes m'ont beaucoup amusée : elles émanent de cette frange de l'Église bourgeoise et réactionnaire, de laquelle, élevée dans une famille chrétienne « progressiste » (les « Chrétien.ne.s de gauche », qui se retrouvent dans les combats et les prises de position du journal militant Témoignage chrétien), je me suis toujours sentie éloignée. Mais elles m'ont aussi impressionnée par leur culture et leur bon sens. Je me suis aperçue, en les lisant, que des gens que je croyais conservateurs par principe et par timidité, dociles et sans esprit critique, formaient, au contraire, un public exigeant et averti, pour lequel les actes de la liturgie catholique avaient un sens, qui se trouvait modifié et perdu par les réformes issues du concile.
Cette lecture m'a par ailleurs convaincue que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, la critique d'une institution comme l'Église catholique est beaucoup plus fine et pertinente, si elle est faite par celles et ceux qui en font partie, plutôt que depuis l'extérieur.

Le livre noir de la communion solennelle : extraits
« Je vous avoue que nous sommes absolument déconcertés par l'encouragement à déserter les églises pour célébrer l'Eucharistie en petites communautés [1] à domicile [2] ou dans les chapelles [2] où l'on se sert soi-même d'une hostie apportée dans des plateaux par les laïcs [1] pour communier à la place où l'on se trouve [2], etc. »
« Vous pourrez toujours aller dire une prière pour votre église. Mais quel sens aurait eu cette prière dans une église d'où le saint sacrement était absent [2] ? Autant la réciter à la maison... »
« Dans notre petite église, on ne célèbre plus la messe, on la dit dans une maison particulière [2]. »
« Nous ne sommes pas gâtés dans le diocèse de B., nous subissons les extravagances du « quarteron des jeunes abbés » qui ont imaginé, l'année dernière, de faire la première communion solennelle, en attendant de la supprimer, au Palais des Sports [2], alors qu'il y a ici deux grandes et belles églises qui pouvaient très bien contenir tout le monde. »
« Ma mère a été horrifiée par l'aumônier d'ACI qui voulait dire la messe sur sa table de salle à manger [2]. »
« Que pensez-vous aussi, mon Père, de la communion faite le matin [3] et suivie d'aucune autre cérémonie [5], comme dans la paroisse ? » « La journée va se passer à table, à manger et à boire, m'a dit une maman désolée. »
« Dans certaines paroisses près d'ici, on ne fait plus rien. Chez nous, profession de foi l'après-midi [3], qui dure à peine une heure [4], sans messe ni communion [5], les enfants vont à la messe le lendemain [3]. »
« Que pensez-vous de l'attitude de certains prêtres (tous les prêtres dans certaines paroisses, cela doit être contagieux) qui ne manifestent par aucun geste [5], génuflexion ou au moins légère inclination, leur respect envers les Saintes Espèces, lorsqu'ils les prennent ou les reportent au tabernacle. »
« Autrefois on disait : Ne nous laissez pas succomber à la tentation, maintenant on dit [6] : Ne nous soumets pas ou Ne nous induits pas en tentation. C'est monstrueux, je n'ai jamais pu me résoudre à le dire. »
« Il a fallu entendre : Je vous salue Marie, traduit en J'te salue Marie, ces jours derniers dans une antique église gothique. Ce tutoiement [6] ne correspond pas à l'esprit de notre langue française. »
« Communion solennelle : ça s'est résumé au bout de deux jours de Réco [6], au retour, à une Profession de foi à 5 heures du soir [3] un samedi [3], en vêtements de tous les jours [7] (sans messe [5], sans communion). Déjà pour la Communion privée, c'est un morceau de pain [8] et... pas de confession [5] ! »
« Mais je suggère déjà qu'à debout [5] vous fassiez une mention particulière à propos de cette attitude d'homme pressé pour recevoir l'Eucharistie, c'est choquant. »
« On ne prévient pas, le vicaire s'amène à n'importe quel moment [3], on fait tout en bloc, on sort l'hostie de la poche [5] et allez-y ! Encore content quand n'arrive pas un quelconque laïc [1] avec le saint-sacrement dans un poudrier [8] ou dans une boîte à pilules [8] vaguement dorée. »
« Pour la communion il a délibérément adopté la manière suivante : les fidèles se mettent en demi-cercle derrière l'autel et le plateau d'hosties saintes circule de main en main. Puis le prêtre présente lui-même le calice (...). Ne pouvant me résoudre à communier dans la main [5] (Soyez saints, vous qui touchez les vases du Seigneur... alors le Seigneur lui-même ?...), j'ai dû parlementer et discuter avec colère pour obtenir d'être communié dans la bouche [5]. »
« Cet hiver, relevant de maladie, privée de la Sainte Communion pendant plusieurs semaines, je m'étais rendue dans une chapelle pour y participer à la messe. Je m'y suis vu refuser [5] la Sainte Communion parce que je n'acceptais pas de la prendre à la main [5] et de communier au calice [5]. »
« Le grand-père de la communiante, lui, était estomaqué de la dimension des hosties [8] ; chacune pouvait faire un casse-croûte. »
« Je me suis trouvée dans une église où le prêtre qui célébrait la messe avait fait venir des musiciens modernes [1]. Je ne connais pas la musique, j'estime qu'ils jouaient très bien, mais cette musique, à mon humble avis, n'invitait pas à la prière. »
« Cette année, nos communiants n'avaient ni livre, ni chapelet [8], une feuille sur laquelle étaient marqués les quelques cantiques qu'ils ne connaissaient même pas et chantés par un groupe d'amateurs [1]. »
« J'ajoute donc une supplique en faveur de ce dont on fait si bon marché, les sacramentaux [8] (eau bénite à l'entrée de l'église, buis bénit aux Rameaux, on commence à en escamoter la bénédiction...), dévotion au Sacré-cœur (à peu près tuée), à la Sainte Vierge, les tombeaux du Jeudi saint, difficiles – voire impossibles – à concilier avec l'office du soir, bien entendu, le grégorien avec tant d'admirables textes dont on nous prive ; même les Rogations d'antan, etc. »
« Tout récemment, dans une maison religieuse où s'étaient réunis, venant de toute la France, des jeunes gens qui ont un projet sacerdotal, le prêtre, pour célébrer la messe, n'a pris ni ornements ni vases sacrés [8]. En tenue civile [7], une table ordinaire [2], du pain et du vin ordinaire [8], des ustensiles ordinaires [8]. »
« Des femmes [1] lisent publiquement les épîtres au pupitre, très peu ou pas d'enfants de cœur [1], et même, comme à Alençon, des femmes [1] donnant la communion. »
« Au moment de la communion, une femme [1] sort des rangs, prend le calice et fait communier sous l'espèce du vin [8] les assistants. »
Le livre noir de la communion solennelle du R. P. Lelong, MAME, 1972.
Erreurs relevées par les fidèles dans la liturgie : [1] erreur d'agent, [2] erreur de lieu, [3] erreur de moment, [4] erreur de tempo, [5] erreur comportement, [6] erreur de langage, [7] erreur de vêtement, [8] erreur d'instrument.

Le langage performatif : apports bourdieusiens

Dans son ouvrage Quand dire c'est faire, dont le titre original est How to do Things with Words (1962), Austin a montré que certains énoncés n'ont pas pour fonction de décrire un état de choses ou d'affirmer un fait, mais d'exécuter une action. Quand le ou la maire prononce la phrase « Je vous déclare... », iel réalise un acte qui transforme durablement la vie du couple. L'acte de marier, qui est compris et accepté comme tel par le couple, les témoins et toute l'assistance, ne se situe pas sur un plan physique (les marié.e.s ne voient pas leur réalité corporelle évoluer quand bien même ils se sentent conjoncturellement « plus heureux »), mais symbolique.
Ce langage qui agit, qui réalise des actes de langage ou speech acts, Austin le nomme « langage performatif ». Il comprend dans cette catégorie tous les énoncés à caractère symbolique, et notamment religieux : le prêtre qui bénit, qui remet les péchés des fidèles..., accomplit des actes de langage. Austin y englobe aussi des discours qui semblent descriptifs, mais qui sont en fait prescriptifs et suivis d'effets : les discours politiques. Ainsi, « l'économie se redresse », « le moral des Francais.es s'améliore », « la mobilisation des gilets jaunes s'essoufflent »...
Qu'est-ce qui, dans le langage performatif, modifie aussi profondément la nature de la parole, qui est normalement de cautionner le réel ? Qu'est-ce qui fait qu'un discours dominé par les choses devient, dans le langage performatif, un discours qui domine et gouverne les choses ?
Cette force de la parole, qui lui confère le pouvoir de changer la réalité, tient, selon Habermas, qui se penche sur la question à la suite d'Austin, à sa rationalité. Pour d'autres linguistes ou philosophes, elle tient au style, au vocabulaire et à la prononciation, donc à des facteurs purement linguistiques.
Pour Bourdieu, la force du langage, qu'il soit symbolique ou politique, dépend de facteurs sociaux, qui procèdent tous d'une même réalité sociale : le mandat qu'a accordé un groupe donné à un individu et qui autorise sa prise de parole, qui lui donne le « droit de parler ». C'est à condition qu'il y ait mandat, qu'il y a parole performative, qu'une parole forte et agissante peut s'énoncer.
Trois facteurs sociaux doivent être réunis pour valider le mandat :
  • des mandant.e.s qui délèguent à un.e mandataire la représentation de leur groupe par un acte rituel formel ;
  • le respect des formes dans l'acte de délégation des mandant.e.s et dans la prise de parole du ou de la mandataire ;
  • la capacité du ou de la mandataire à faire disparaître sa personne derrière sa fonction (théorie bourdieusienne des « hommes d'appareil », qui ont fait la preuve de leur dévouement pour le groupe, cf. « La délégation et le fétichisme politique », in Langage et pouvoir symbolique).

Illustrations

Les gilets jaunes

Dans ce mouvement de contestation sociale, on ne retrouve aucun de ces trois facteurs : la délégation de représentation par les mandant.e.s ne s'étant pas faite dans les formes (au cours d'une assemblée, par un vote), les mandataires sont illégitimes. Ils ne peuvent prendre la parole au nom de tou.te.s sans risquer de voir leur légitimité contestée (Benjamin Cauchy a été désavoué, d'autres sont dit.e.s « autoproclamé.e.s », Macron refuse de les recevoir...). Enfin, aucun.e n'a pu faire la preuve de son dévouement envers le groupe, tout simplement parce que le mouvement est spontané et non pas issu d'un « appareil ».
Sans la réunion de ces trois facteurs, il ne peut y avoir, selon Bourdieu, de parole politique efficace et agissante. Le mouvement est voué à demeurer une révolte sans perspective révolutionnaire.
Les divers partis politiques et leurs organes, qui maîtrisent plus ou moins consciemment les codes de production de la parole politique légitime, s'efforcent d'en créer artificiellement les conditions, par un discours orienté sur la réalité du mouvement.
J'ai ainsi été frappée par le portrait que le journal L'Humanité fait de Morgane, une « gilet jaune », en mandataire incontestée de la parole collective :
« Faut demander à Morgane. Sur les barrages filtrants à l'entrée du port autonome de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), c'est elle le poteau, la référente, celle qui ne s'arrête jamais, qui donne tout. (...). À 31 ans, cette boule d'énergie a oublié (s)a vie.
« Avant, j'avais une vie ; aujourd'hui, je lui ai donné un sens », Clotilde Mathieu, L'Humanité, 7 décembre 2018, clic.
Il faut demander à Morgane : cette délégation de la parole consacre Morgane en tant que représentante du groupe. Morgane est également celle qui donne tout, qui ne s'arrête jamais, dont le combat pour les gilets jaunes oriente toute la vie : elle est cet « homme d'appareil » théorisé par Bourdieu, qui n'a plus d'existence ni d'identité en dehors de la fonction que lui ont donnée celles et ceux qu'elle représente, qui a fait la preuve de son dévouement à leur égard.
Je termine par quelques mots sur le mépris social qui a frappé certains gilets jaunes qui s'exprimaient dans les médias. Les fautes de grammaire, la difficulté à trouver ses mots, le recours à un registre de langage familier..., souvent moqués, ne suffisent pas à enlever à la parole sa puissance performative. Certes ces facteurs linguistiques en amoindrissent la validité et l'efficacité, mais n'empêchent pas le ou la mandant.e d'être le ou la représentant.e légitime du groupe, dès lors que ce groupe se construit en opposition aux élites cultivées au pouvoir.

Les catholiques du Livre noir de la communion solennelle

Bourdieu montre que les nombreuses entorses faites par les prêtres à la liturgie traditionnelle, entraînent une défiance du groupe et le retrait du mandat qu'il avait accordé :
« Le langage d'autorité ne gouverne jamais qu'avec la collaboration de ceux qu'il gouverne (p. 169). »
Le mandat accordé aux prêtres concerne l'intermédiation avec le divin, en vue de l'obtention collective des biens symboliques (protection morale, pardon et salut). L'évolution de la forme (abandon de tous les attributs symboliques du ministère : soutane, latin, lieux et objets consacrés, et initiatives personnelles des prêtres, qui manifestent qu'ils sont des individus et non des agents interchangeables qui remplissent une fonction) marque la rupture du contrat ancien passé entre les fidèles-mandant.e.s et les prêtres-madataires. Cela ne signifie pas que le rituel doive demeurer éternellement figé, mais que son évolution ne peut se faire que sous la pression du groupe.
Aux yeux des catholiques, dont le R. P. Lelong a réuni les témoignages, les prêtres ne sont plus légitimes et les paroles qu'ils prononcent, ne réunissant plus les conditions qui déterminent l'efficace magique de l'énoncé performatif, sont dès lors vides et inutiles.

Il est amusant de remarquer qu'il est arrivé à Vatican 2, ce qui arrive dans les démocraties représentatives modernes.
Le concile a réuni dans les formes les mandataires du monde catholique dans son ensemble (les cardinaux, dont les député.e.s et sénateurs.rices sont les équivalents), en vue de renforcer l'adéquation de l'Église aux évolutions sociales de deux siècles d'industrialisation plus ou moins chaotique. En s'ouvrant ainsi à la société moderne, l'Église catholique a pris à rebrousse-poil tous ceux et toutes celles qui avaient pris l'habitude d'y trouver un refuge. L'ouverture est ressentie comme une souillure de la part d'un public « captif » de l'Église catholique, parce qu'elle touche la forme des rituels les plus centraux, ceux qui font d'une église locale une véritable assemblée de fidèles réunis pour leur salut.
Dans nos démocraties, les choses se passent de manière similaire : les représentant.e.s du peuple et des collectivités prennent dans les formes des mesures visant l'ouverture de la nation à son environnement mondial fortement évolutif, mais cette ouverture est vécue comme une trahison par des mandataires qui voient justement dans la politique le moyen de se protéger contre les turbulences de l'économie mondiale et qui attendent des politiques qu'iels se donnent entièrement à leur électorat local selon les lois du champ politique, plutôt qu'à des intérêts transnationaux le plus souvent intraduisibles dans le répertoire des opinions des électeurs.rices, collecté par les instituts de sondage et les médias.

vendredi 30 novembre 2018

Éducation genrée : étude d'un cas particulier

Illustration : F. Raffin, 1928
 
Les études féministes ont montré que les discriminations fondées sur le critère du genre commencent dès le berceau, voire avant la naissance. Moindre temps consacré aux filles (ne serait-ce qu'à leur allaitement), moyens supérieurs affectés à l'éducation des garçons, jusqu'aux avortements, aux abandons et aux féminicides, voilà quelques « pratiques », qui témoignent d'un traitement différencié en faveur des enfants mâles.
Voici la réalité telle qu'appréhendée au travers des données statistiques. Cependant, quelquefois l'expérience personnelle semble aller à contresens de cette réalité.
J'ai eu dans mon entourage des exemples (rares, il est vrai) de famille, où la différence de traitement était à l'avantage de l'enfant de sexe féminin. Cette préférence donnée à la petite fille, puis à l'adolescente, choyée, valorisée et très investie affectivement, à qui l'on ne demandait rien, tandis que son frère était traité avec une rigueur partiellement proportionnée à son incapacité à répondre à des attentes parentales excessives, et même irréalisables, m'a toujours étonnée et interrogée, et d'autant plus depuis que je suis davantage consciente de la dépréciation systématique des femmes dans la société patriarcale où nous vivons.
En lisant un article de Pierre Bourdieu, je suis tombée sur cette incise, qui m'a permis de mieux comprendre ce phénomène curieux :

« Et l'on comprend ainsi que, comme les sociolinguistes l'ont souvent observé, les femmes soient plus promptes à adopter la langue légitime (ou la prononciation légitime) : du fait qu'elles sont vouées à la docilité à l'égard des usages dominants, et par la division du travail entre les sexes, qui les spécialise dans le domaine de la consommation, et par la logique du mariage, qui est pour elles la voie principale, sinon exclusive de l'ascension sociale, et où elles circulent de bas en haut, elles sont prédisposées à accepter, et d'abord à l'École, les nouvelles exigences du marché des biens symboliques. »
Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2001, p. 78 (l'article date de 1982)

Je note au préalable que les discriminations genrées entre filles et garçons, dans un sens ou dans l'autre, sont renforcées dans le cas d'une descendance mixte, et sont à leur comble quand celle-ci comporte deux enfants. Si la descendance est du seul sexe féminin, les discriminations peuvent s'atténuer, jusqu'à parfois disparaître presque entièrement : on aura alors le cas de filles élevées avec autant de soin et d'investissement que des garçons.
Le choix de la fille aux dépens du garçon procède en fait d'une stratégie familiale, qui vise à assurer l'ascension sociale des parents, à travers leur descendance féminine et le changement de milieu social de celle-ci. Selon Bourdieu (op. cit.), ce changement de milieu social passe principalement par le mariage de la fille et son entrée dans une nouvelle famille, mais il me semble qu'il se fait de plus en plus aujourd'hui par l'intégration à un groupe plus large que la famille : un « réseau » formé par les collègues, les ami.e.s, par le ou la partenaire et sa famille. Le lien qui unit la transfuge et ce groupe qu'elle intègre est également beaucoup plus informel, quoique aussi solide, que le mariage.
Cette stratégie a cours dans des familles appartenant à la petite bourgeoisie ascendante.
Quelles sont les raisons qui font qu'un couple petit-bourgeois va faire reposer son projet (inconscient) de progression sociale sur sa fille ?
  1. Les femmes se marient vers le haut et possèdent une plus grande mobilité sociale que les hommes. Ce constat peut sembler dépassé, mais il n'y a qu'à prendre le point de vue inverse, pour vérifier qu'il est toujours d'actualité : les hommes, n'acceptant qu'exceptionnellement d'avoir une épouse qui leur soit supérieure socialement et culturellement, se marient vers le bas. Eh oui ! il ne faudrait pas que les rapports traditionnels de domination se trouvent renversés au sein du couple, et tant pis si cela implique une certaine stagnation sociale du côté masculin.
  2. Les filles (de cette petite-bourgeoisie) accèdent en plus grand nombre aux études secondaires et aux filières générales. Elles acquièrent ainsi, par l'intermédiaire de l'Éducation nationale, la culture de la classe sociale supérieure, c'est-à-dire la culture légitime et socialement dominante de la bourgeoisie.
  3. Les filles se soumettent davantage à la discipline scolaire et aux desiderata parentaux.
Néanmoins, tout attendre de celles dont traditionnellement l'on n'attend rien (dans une société patriarcale, les attentes envers les filles sont plus négatives que positives : prendre peu de place, ne pas être trop visible, ne pas faire de bruit...), pose problème et place les parents dans une situation inconfortable du fait de la contradiction entre leur projet et les rôles sociaux traditionnels dévolus aux femmes. Cette stratégie s'accompagne donc d'une part importante de non-dits, avec des désirs qui ne sont pas exprimés directement et que la fille doit deviner.

Ce traitement différencié entre ses propres enfants me choque toujours autant, mais du moins sais-je désormais qu'il procède d'une logique sociale, inconsciente du reste, et non d'une espèce de caprice cruel des parents !
Si je considère maintenant la trajectoire sociale des enfants de mon entourage, dont les parents avaient adopté cette stratégie, il me semble qu'elle n'est que moyennement efficace : je note une stagnation, au mieux une légère progression du côté des filles, du côté des garçons, un processus de déclassement, qui peut les conduire jusqu'à la marginalisation !

vendredi 9 novembre 2018

Pour en finir avec les idées fausses #1 La génétique contre le racisme


Je vous propose, dans cet article, un petit point sur l'histoire génétique de l'« humain moderne », c'est-à-dire de nos ancêtres à tou.te.s à partir de leur différenciation avec leurs cousin.e.s néandertalien.ne.s et dénisovien.ne.s (-300.000). Je m'appuie, pour ce faire, sur l'article d'André Langaney : « Les bases génétiques de l'évolution humaine », in Qu'est-ce que la vie ?, UTLS, 2000.

L'« humain moderne », c'est ce qu'on a longtemps appelé l'« Homo sapiens » avant de s'aviser que ses cousin.ne.s étaient tout aussi « sapiens » (même compétences, même taille de cerveau). Le rameau « humain moderne » est né en Afrique équatoriale, celui des humains néandertaliens, en Europe, et celui des humains dénisoviens, dans l'Oural (grosso modo). Contrairement à ses cousin.e.s, dont l'expansion géographique a été limitée, celle des « humains modernes » les a fait se répandre rapidement sur tous les continents. À la veille du Néolithique, les « humains modernes » sont implantés presque partout (sauf : Sibérie, Scandinavie, Islande, Polynésie, Caraïbes), mais en très faible nombre.

Le Néolithique (-10.000 / -5000) est marqué par une véritable explosion démographique, avec une forte densification de la population humaine dans certaines régions (Indus, Chine, « croissant fertile » entre la mer Noire, la mer Rouge et le golfe Persique). L'expansion des « humains modernes » se fait par (1) alliance matrimoniale et (2) migration. Dès le Néolithique, « … les êtres humains ont échangé assez de conjoints de proche en proche et de migrants de loin en loin pour que l'ensemble des gènes soient répartis en nappes continues à la surface de la planète : il n'y a pas de discontinuité génétique notoire*, pas de frontière biologique entre les populations, pas de races humaines** ».
* La différence qui existe entre les deux êtres humains les plus différents du point de vue du patrimoine génétique est de 0,01 % et concerne 25 gènes sur 25.000.
** L'existence de races est le prélude à la ramification d'une espèce donnée en sous-espèces.

Qu'est-ce qui explique maintenant les différences (morphologie et couleur), qui ont été utilisées comme critères pour caractériser les pseudo-races humaines ? Il s'agit de différences adaptatives, exclusivement liées au milieu, considéré sous l'angle de facteurs très simples : température et ensoleillement principalement. La peau sombre est un effet de l'adaptation à un ensoleillement important, la peau claire, à un ensoleillement réduit, tandis que les formes rondes résultent de l'adaptation aux climats froids, les formes élancées, aux climats chauds.
La ressemblance physique, liée à l'adaptation au lieu et au climat, et la parenté génétique, liée à l'histoire et à la géographie, sont déconnectées. Ainsi les Bantou.e.s ressemblent aux Papou.e.s, mais sont pourtant parents très éloignés (iels se sont séparé.e.s il y a 100.000 ans). En revanche, les Papou.e.s ne ressemblent pas aux Vietnamien.ne.s, mais sont leurs proches parents. Une population peut en effet faire varier sa morphologie et sa couleur sans modifier son capital génétique, simplement en faisant primer l'expression d'un groupe de gènes plutôt qu'un autre.

Comment nos ancêtres ont-ils procédé pour essaimer sur tous les continents, tout en s'adaptant à des conditions climatiques nouvelles ? Les migrations des populations humaines du Néolithique étaient lentes (100 km environ par siècle) et faisaient alterner les périodes de déplacement et d'implantation. Celles et ceux qui choisissaient de migrer dans une direction (nord ou sud) étaient celles et ceux qui s'en sentaient le plus capable (par leurs différences morphologiques), qui étaient donc les plus adapté.e.s. Les migrant.e.s avaient de surcroît une stratégie matrimoniale, qui les faisaient s'allier aux populations locales, afin d'accroître l'adaptabilité de leur progéniture.

L'homogénéité génétique propre aujourd'hui à l'espèce humaine n'aurait pu exister sans cette culture du mélange qu'a su adopter l'« humain moderne ».
Ce système, où des vagues de migration se sont mélangées à des agrégats de migrations antérieures, a fonctionné parce qu'il existait (1) une culture de l'accueil des arrivant.e.s et (2) des alliances entre groupes voisins.

jeudi 1 novembre 2018

J'ai visité l'ancien Ordensburg Vogelsang : je vous raconte


L'Ordensburg Vogelsang est, après le Reichsparteitagsgelände de Nuremberg, le plus vaste ensemble architectural hérité de la période nazie. Il est situé dans le massif de l'Eifel, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tout près de la frontière belge.
Si vous passez par cette belle région, je vous recommande de vous rendre à Vogelsang et de ne pas manquer l'exposition permanente « Destinée : Herrenmensch », qui présente un fond documentaire unique, riche et éclairant. Prévoyez au minimum une heure pour l'exposition (j'y ai passé 1h30, ce qui m'a paru un peu juste) et 1h30 pour la visite du site, qui est très étendu (et très pentu). Je déconseille l'exposition si vous êtes accompagnés d'enfants (la dernière partie, sur les crimes de la guerre d'extermination, est éprouvante). En revanche, la visite du site me semble une bonne manière d'aborder, avec les plus jeunes, la question du nazisme.

Vogelsang, centre de formation des cadres (subalternes) du NSDAP (avril 1936 – septembre 1939)

Durée de la formation :
Les futurs cadres devaient accomplir un cycle de formation de quatre ans, supposé se dérouler chaque année dans un Ordensburg différent :
Ordensburg Vogelsang dans l'Eifel,
Ordensburg Krössinsee en Poméranie, sur le territoire actuel de la Pologne,
Ordensburg Sonthofen dans l'Allgäu,
Ordensburg Marienburg en Poméranie, sur le territoire actuel de la Pologne, qui ne verra jamais le jour.
Aucun étudiant n'achèvera néanmoins sa formation, puisque les Ordensburgen fermeront au début de la guerre, après seulement trois ans de fonctionnement.

Recrutement :
Les postulants ne pouvaient pas candidater par eux-mêmes. Ils devaient être proposés par les responsables des diverses organisations émanant du NSDAP, qui structuraient la vie des allemand.e.s.
Les critères de sélection étaient les suivants : (être un homme), appartenir à la « race aryenne », être âgé de moins de 25 ans, avoir suivi l'intégralité du cursus national-socialiste (jeunesses hitlériennes, armée, Front allemand du travail) et jouir d'une excellente condition physique. Rapidement le critère de l'âge s'assouplit, car Vogelsang va servir à caser certains partisans nazis de la première heure alors au chômage.
Cette formation était ouverte sans exigence de niveau d'études, donc potentiellement à des personnes de milieu modeste, à qui elle offrait des perspectives de carrières inaccessibles jusque-là. L'ascension sociale que devait permettre le passage par les Ordensburgen explique, pour une part, que nombre de jeunes allemands, confrontés par ailleurs à un chômage de masse, aient pu souhaiter y être admis.

Contenu de la formation :
Les journées des recrues se partageaient entre enseignement idéologique et politique, pratique sportive intensive et entraînement militaire. Une place centrale était donnée à l'enseignement de la « science raciale ». Les programmes faisaient néanmoins régulièrement l'objet de modifications, tandis que leur pauvreté était la cible de critiques de la part de certains élèves et professeurs.
On attend par ailleurs qu'une école de cadres, même subalternes, mette l'accent sur l'apprentissage du « management ». Cependant, chez les nazis, apprendre à commander, c'est avant tout apprendre à obéir : le futur cadre devait démontrer son sens de la discipline, sa capacité à faire corps avec ses camarades et à se mettre soi-même au second plan. Il ne s'agissait pas, en effet, de former des individus, mais un groupe soudé et homogène, composé d'« êtres supérieurs », de « Herrenmenschen », en tant qu'ils appartenaient au groupe, mais qui, pris un par un, n'avaient aucune valeur et devaient être prêts à se sacrifier à tout moment dans la considération de l'intérêt supérieur du parti.
Cette appartenance à une élite se traduisait concrètement par l'accès à des pratiques sociales réservées aux aristocrates et aux nantis : équitation, escrime et même aviation. Le nom de Ordensjunker (on appelait Junker un jeune noble, fils de propriétaires terriens, qui servait dans l'armée), que les recrues des Ordensburgen s'étaient elles-mêmes donné, reconnu dans un second temps par le parti, témoignait de leur sentiment d'appartenance à la nouvelle aristocratie du Reich.
Être admis en tant que recrue des Ordensburgen ne garantissait nullement la validation finale du cursus : l'échec menaçait constamment des élèves soumis à une évaluation impitoyable et entraînait non seulement le renvoi, mais aussi la radiation du NSDAP et donc une marginalisation certaine, dans une société où trouver un emploi était favorisé par l'appartenance au parti. J'ignore néanmoins si le taux d'échec était important.

Enjeux idéologiques de Vogelsang :
C'est Robert Ley, un des plus vieux compagnons d'Hitler, Führer du Front allemand du travail (Deutsche Arbeitsfront, DAF, organisation qui se substitue aux syndicats ouvriers dissous en 1933), qui supervisa la construction des Ordensburgen.
Ley entendait moins y former des cadres politiques qu'y façonner des hommes conformes à l'idéal national-socialiste du « nouvel homme allemand ».
Ce projet idéologique, comme toujours dans les régimes totalitaires, devait se matérialiser par la création d'un lieu à la mesure de cet homme nouveau, dominant la nature et les autres hommes. Vogelsang et les autres Ordensburgen sont donc le fruit d'un geste architectural fort. Les dirigeants nazis, et Hitler le premier, n'ignorant pas que l'architecture peut être un puissant outil de propagande, Ley va collaborer longuement et étroitement avec son architecte, Clemens Klotz.
Le néologisme « Ordensburg » révèle également la conception sous-jacente au projet : Burg = « château, forteresse » ; Ordens = « ordre », au sens de communauté religieuse. Car le modèle de Vogelsang est la communauté religieuse chrétienne, plus précisément celle de l'ordre militaire des Chevaliers teutoniques.
En tant que lieu mettant en scène le pouvoir national-socialiste, Vogelsang va être utilisé très tôt à des fins de propagande : la presse locale et nationale, ainsi que les actualités cinématographiques, suivent de près sa construction et son ouverture, les visites de représentants des pays de l'Axe se succèdent, des conférences de diverses organisations professionnelles (médecins...) ou corps administratifs du NSDAP s'y déroulent. Ce « tourisme politique » est si important et attire tant de visiteurs à Vogelsang, qu'en l'absence de structures d'accueil adaptées, les Ordensjunker doivent régulièrement déloger de leurs « maisons de la camaraderie » et laisser la place aux hôtes de passage ! Pour palier à ce manque d'hébergement, il était prévu la construction d'un hôtel de deux mille lits (« Kraft durch Freude »), qui, du fait de la guerre, ne verra jamais le jour.

Vogelsang, un modèle d'architecture nazie :
Vogelsang va être un chantier permanent, toujours plus ambitieux, dont les bâtiments les plus monumentaux (notamment la gigantesque « Haus des Wissens » ou des installations sportives qui devaient être les plus grandes d'Europe) ne seront jamais réalisés.
Le plan de Vogelsang prévoyait initialement trois niveaux, auxquels correspondaient trois usages et symboliques différentes :
  • en bas, le corps (installations sportives + espaces destinés aux manifestations politiques),
  • au milieu, la collectivité virile (dortoirs des étudiants : les « Kameradschaftshäuser »),
  • en haut, le culte et l'idéologie (bâtiments communautaires, où se déroulaient les cours et certaines cérémonies + bibliothèque restée à l'état de projet). 

 
Klotz s'inspire des théories architecturales du Bauhaus pour tout ce qui est vocation collective des bâtiments, mais il s'en éloigne résolument par son refus des formes et des matériaux contemporains (béton et toits en terrasse, entre autres). S'inscrivant dans le courant idéologique « Blut und Boden », qui voit dans la ruralité et la paysannerie les racines du peuple allemand, il recourt à des matériaux rustiques et locaux (dans l'Eifel, l'ardoise et la pierre taillée) et à des formes traditionnelles et régionales (toitures en pente, chiens-assis, œils-de-bœuf...). Par contre, les plans de la Maison de la Connaissance montrent l'abandon de ce style vernaculaire au profit d'un style néo-classique, qui n'est pas spécifique à l'architecture fasciste, puisqu'on le retrouve, à partir des années 1930, aussi bien en URSS que dans les pays démocratiques.


Quelques rares sculptures, bas-reliefs et fresques ponctuent cette architecture, exaltant la virilité du nouvel homme allemand et puisant dans la culture et les mythes germaniques (thème de la « chasse sauvage », mort de Siegfried...).

Une forteresse ouverte :
Vogelsang n'était pas, contrairement à ce qu'on pourrait croire, une société d'hommes cloîtrés, fermée sur elle-même. L'ouverture sur le pays et sur la « Volksgemeinschaft » s'y traduisait par le tourisme politique que j'ai déjà évoqué, mais aussi par la célébration de mariages et des temps forts du nouveau calendrier « religieux » nazi, ainsi que par des manifestations politiques et culturelles (théâtre), où étaient convié.e.s les notables et habitant.e.s de la région.

Vogelsang, « école Adolph Hitler » (de 1942 à 1944)

À partir de 1942, plusieurs classes d'« école Adolf Hitler » furent logées à Vogelsang à titre provisoire.
Les « écoles Adolf Hitler » étaient des internats destinés à la formation des élites (masculines) nationales-socialistes, proches des établissements d'enseignement politique nationaux (« Napolas »).
Ces écoles offraient un cycle de formation de six années. L'admission se faisait généralement à l'âge de douze ans.
Les critères de recrutement étaient à peu près les mêmes que pour les Ordensjunker. Les futurs élèves étaient repérés au sein de la Hitlerjugend, où ils devaient s'être distingués par leurs qualités de leader. Ils avaient aussi à donner les preuves que leurs parents étaient des sympathisants actifs du régime.
Leur formation était également proche de celle de leurs aînés. Il était ensuite prévu que les jeunes diplômés poursuivissent leurs études au sein des Ordensburgen, pour accéder aux carrières de fonctionnaire du parti.

1945 et après-guerre

Vogelsang est pris, début 45, par les Américains après d'intenses combats. Ils abattent les emblèmes du régime (aigles, croix gammées), et dégradent le bas-relief des athlètes, expression du virilisme national-socialiste et de la supériorité de l'homme allemand, en tirant sur le sexe des figures sculptées. Petite parenthèse : je trouve assez fascinant qu'on retrouve en plein milieu du XXème siècle une pratique magico-religieuse courante chez les Mésopotamiens, qui consistait à attaquer les symboles de la puissance virile de leurs ennemis pour atteindre leur puissance militaire !


Vogelsang sert de camp d'entraînement aux troupes anglaises à partir de 1946, puis à l'armée belge, dans le cadre de l'OTAN, de 1950 à 2005, date à laquelle il devient une place internationale, lieu de mémoire, d'éducation et de réflexion sur les questions et enjeux majeurs du XXIème siècle, notamment les migrations. Vogelsang accueille aussi un musée de la Croix Rouge, qui, admirez la force du symbole ! a installé à sa périphérie un camp de réfugié.e.s.
À l'issue de la guerre, les Ordensjunker, qui avaient été reversés dans l'armée allemande, sont, pour environ la moitié d'entre eux, morts au combat, auquel leur endoctrinement et le souci de leur légitimité les poussaient à prendre part avec fanatisme. Les survivants qui s'étaient rendus coupables de crimes de guerre et / ou contre l'humanité en Pologne, Biélorussie, Ukraine et dans les pays baltes, ne seront que rarement inquiétés. S'il y a eu procès, les condamnations paraissent dérisoires au regard de la gravité des faits reprochés.
Robert Ley est arrêté par les Américains. Incarcéré à Nuremberg, il se suicide le 25 octobre 1945.
Clemens Klotz continue à travailler en tant qu'architecte, même si sa pratique, toujours fondée sur des conceptions nazies, le fait mettre à l'écart des grands projets de reconstruction de l'après-guerre.
Quant aux jeunes écoliers des « écoles Adolph Hitler », ils vont jouer un rôle majeur dans la reconstruction de l'Allemagne et auront même, pour quelques-uns, des carrières politiques (marquées par leur passé nazi).

Prolongements

Malgré la richesse de la documentation présentée, la qualité de la scénographie et l'effort de pédagogie mis en œuvre, je dois avouer que je suis sortie de ma visite de l'exposition permanente assez déroutée. Y ayant un peu réfléchi depuis, voilà d'où me vient, me semble-t-il, ce sentiment de malaise :
L'exposition se veut une tentative de compréhension du projet des Ordensburgen et adopte pour ce faire un ton neutre. Mais cette neutralité est difficile à conserver face à un projet étroitement corrélé à l'impérialisme génocidaire nazi, d'où, régulièrement, un discours de dénigrement et des jugements moraux, qui figurent les acteurs de cette histoire en êtres stupides, incultes, velléitaires, capricieux et désorganisés. Certes réduire un système oppressif à une somme de bêtises individuelles peut aider celles et ceux qui en sont les victimes directes à s'y confronter (je pense à l'ironie mordante d'Eugen Kogon dans sa description du camp de concentration de Buchenwald, cf. L'état SS, au mépris plein de dérision de Germaine Tillion pour ses gardiennes à Ravensbrück). Mais pour quelqu'un qui arrive soixante-dix ans après les faits, je crois que ça ne contribue qu'à les minorer, à couper court aux questionnements et aux réflexions.
L'exposition tente de dresser le portrait d'un élève-type, dont elle s'attache à décrire le quotidien, les ambitions et les dilemmes. Elle nous pousse donc à adopter le point de vue d'un fervent partisan du nazisme, expérience dérangeante s'il en est (la volonté de déranger est ici clairement revendiquée). Par ailleurs, elle suit les trajectoires de plusieurs Ordensjunker, qui frappent par leur diversité et nous montrent un groupe hétérogène, dont on a du mal à comprendre ce qui a pu faire l'unité : en effet, la distance est grande entre ceux pour qui l'école est une chance d'ascension sociale inespérée et les déçus de la formation, entre les nazis fanatiques et les opportunistes, les criminels de guerre et les simples soldats...

jeudi 27 septembre 2018

« Nous vivons de morts » : paroles de quelques célèbres et vénérables végéta*iens

Simon Matzinger
Extraits d'œuvres anciennes évoquant et promouvant une alimentation végéta*ienne :

Yeshoua` ben Shim`on ben El`eazar ben Sira, spécialiste de la Loi juive, directeur d'une école privée de droit religieux à Alexandrie (IIe siècle av. J.-C.) :
Dans le Siracide, appelé aussi l'Ecclésiastique ou encore La Sagesse de Ben Sira (un des livres poétiques ou sapientaux de l'Ancien Testament, rédigé vers 150 av. J.-C.), l'érudit affirme que l'homme tire sa vie du pain et de l'eau.

Publius Ovidius Naso dit Ovide, poète latin (43 av. J.-C. — 17 ou 18 ap. J.-C.) :
Ovide, dans ses Métamorphoses, fait la description que voici de la nourriture des hommes et des femmes des premiers âges :
« La terre (...), d'elle-même, offrait tout.
Contents des vivres qu'elle produisait
Sans contrainte, les hommes cueillaient
Les fruits des arbres, les fraises de montagne... » (Les métamorphoses, I, 102-104)

Lucius Annaeus Seneca, communément appelé Sénèque, philosophe de l'école stoïcienne, dramaturge et homme d'État romain (entre l'an 4 av. J.-C. et l'an 1 ap. J.-C. — 12 avril 65 ap. J.-C.) :
Sénèque, cherchant une raison au fait que tant d'hommes meurent brusquement et dans la fleur de l'âge (?), écrit au livre X de ses Controverses : « Tous les oiseaux qui volent çà et là, tous les poissons qui nagent, toutes les bêtes sauvages qui bondissent, trouvent leur tombeau dans notre ventre. Cherche maintenant pourquoi nous mourrons si subitement : nous vivons de morts. »

Anicius Manlius Severinus Boethius, communément appelé Boèce, philosophe et homme politique latin (vers 480 — 524) :
Au livre II de La consolation de Philosophie, Boèce écrit :
« Combien heureux l'âge premier !
De ses champs féconds il était satisfait (...)
Des glands apaisaient une faim sévère,
Une couche d'herbe lui procurait un sommeil réparateur (...)
L'eau courante du ruisseau étanchait sa soif. »
Toujours au livre II : « la nature se contente de peu et de petites choses », puis au livre III : « à la nature un rien suffit mais à la convoitise rien ne suffit ».

Petrus Comestor ou Pierre « le Mangeur (de savoir) », théologien français (1100 — 1178) :
Son nom réfère à la double réalité de l'alimentation dans le Christianisme : réalité pure et parfaite de l'alimentation spirituelle vs réalité impure et imparfaite de l'alimentation matérielle, la seconde étant soumise à la première.
Dans son Historia Scholastica (un résumé des livres de la Bible à l'attention du clergé et des prédicateurs), Pierre le Mangeur note que le Nouveau Testament ne rapporte pas que le Christ ait jamais mangé d'autre viande que celle de l'agneau pascal. Il sous-entend par là que l'alimentation des fidèles doit comporter très peu de viande et qu'il est bon de le leur rappeler dans le cadre de l'enseignement religieux.

Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart, théologien allemand, philosophe dominicain et père de la mystique rhénane (vers 1260 — vers 1328) :
« Je vous ai donné toutes les herbes (...) et tous les arbres (...) afin qu'ils vous servent de nourriture (Genèse, I, 29). On observera que le genre humain est constitué pour une nourriture frugale : il ne lui est pas enjoint d'user de chair. »
Le message est on ne peut plus clair ! Je remarque qu'à aucun moment il n'est question d'éthique animale : Eckhart ne fait pas le lien avec la domination des hommes sur les animaux. D'autres l'ont fait avant lui (l'homme est à l'égard des animaux comme un père à l'égard de sa maisonnée : il les domine au sens où il met en ordre leur activité, ceci pour le bien commun, non pour les dévorer). Eckhart préfère mettre en avant la vertu que revêt le choix végéta*ien : c'est le choix du retour à la simplicité, du retour à l'état de pureté d'avant le péché, c'est un choix de bon chrétien. L'option carniste traduit, elle, la perversion du péché, la pente vicieuse de la sauvagerie bestiale (rappelons qu'avant le péché, les ours et les lions, eux aussi, broutaient et mangeaient des fruits).
J'en conclus que pour Eckhart, le végéta*isme est un choix moral « onto-théo-logique » qui ne s'appuie pas sur des considérations relatives au bien-être animal, mais qui, impliquant une conversion morale profonde, est susceptible d'avoir des répercussions sur la relation de domination des hommes sur les animaux, et d'en bannir notamment les actes de maltraitance.