jeudi 30 novembre 2017

L'homme et l'artiste

Cet article prétend en finir avec la distinction qu'on entend souvent faire ces derniers temps, entre l'homme et l'artiste. Cette distinction, présentée par ceux et celles qui la défendent comme indispensable, est censée permettre au public de continuer à consommer et apprécier les œuvres de créateurs* humainement haïssables, des hommes* mysogynes, harceleurs, violeurs, pervers, sadiques, meurtriers, homophobes, antisémites, racistes, que sais-je ?
Pourtant cette distinction n'est rien moins que pertinente et ce sont les artistes eux-mêmes qui le disent (et pour savoir pourquoi, il va falloir vous armer de patience et lire ce looong article).
* Je crois que cet article n'aura pas besoin de recourir à l'écriture inclusive : je me rappelle bien quelques propos antisémites chez Colette, mais rien de comparable à ceux d'un Céline, et pour des écrivaines et artistes criminelles, je n'en trouve pas. Et puis vous allez voir que la question que j'aborde ici est éminemment masculine, qu'elle a été posée, approfondie et agitée par des hommes par rapport à eux-mêmes.

CONSTRUIRE LA FIGURE DE L'ARTISTE

À partir du XIXème siècle, l'économie triomphante détrône la culture, dont la valeur n'a plus rien d'évident. Les acteurs du champ artistique, en réaction, vont chercher à définir le rôle de l'art et sa place au regard de l'économie, et construire, ce faisant, un personnage qui nous est bien connu : celui de l'artiste.
Les prises de position de ses acteurs ont conduit le champ artistique à se structurer en « cercles concentriques », le cercle le plus extérieur concédant à l'économie une valeur propre et dominante, le cercle le plus intérieur ne reconnaissant aucune valeur à l'économie et accordant une valeur absolue à l'art.

1) L'art moral et bourgeois
Dans cette conception, l'économie est considérée comme le moteur de la civilisation matérielle, mais elle doit être secondée par la culture, porteuse quant à elle de la moralité indispensable à la civilisation dans toute son extension. La morale bourgeoise reste à construire et c'est à l'art qu'il incombe de mettre en scène la vie bourgeoise telle qu'elle doit être. Une division du travail est à instaurer au sein de la bourgeoisie, entre les entrepreneurs et les financiers d'un côté, les artistes, les médecins, les savants, les juristes, les prêtres de l'autre, afin qu'elle puisse tenir durablement les rênes de la société dans son ensemble. Et de même qu'il paraît normal aux entrepreneurs et aux financiers de verser des honoraires aux médecins, de rétribuer les savants et les juristes, de verser des subsides à l’Église, de même les acteurs du champ artistique bourgeois doivent être suffisamment « honorés » pour soutenir le train de vie de la nouvelle classe dominante. C'est cette conception qui sous-tend notamment le roman et le théâtre bourgeois.

2) L'art commercial
Cette vision de l'art va beaucoup plus loin dans la tentative pour égaler la culture à l'économie, avec l'idée révolutionnaire qu'ils ne sont pas en contradiction, et qu'il peut exister une économie des biens culturels, déterminant une production de masse en direction d'un public « moyen », s'opposant à l'élite, à qui la culture était jusque-là destinée (naissance du « grand public »). Cette économie culturelle concerne, au XIXème siècle, le seul domaine de l'édition : l'édition de masse a vocation à constituer culturellement un groupe social (la « classe moyenne ») ; elle doit homogénéiser ses goûts, afin que les individus qui en font partie aient les mêmes envies de consommation et consomment de façon uniforme les produits de masse industriels (qu'ils soient culturels ou purement matériels). L'idée d'un art commercial naît après la seconde révolution industrielle (1850 environ). Elle reste alors sans véritable suite, sans doute parce que l'effort industriel de la seconde moitié du XIXème siècle est plus tourné vers les biens de production que vers les biens de consommation. Il en est tout autrement aujourd'hui : c'est cette conception de l'art qui est à la source de tous les contenus culturels intégrant de la publicité (programmes télévisés, jeux vidéo, films, blogs...).

3) L'art social bourgeois, petit-bourgeois et prolétaire
L'art se voit assigner ici une fonction régulatrice ; il doit compenser tout ce que le progrès économique produit de négatif dans la société. Cette conception de l'art promeut d'abord le paternalisme bourgeois : de grands bourgeois, entourés d'artistes éclairés, agissent en faveur d'une plus grande justice sociale. L'art est désormais justicier. Les œuvres produites dans ce cadre de pensée appartiennent au courant romantique, valorisent le sentiment contre la froideur du calcul et l'extériorité de la technique. Autour de 1848, le paternalisme grand-bourgeois est délaissé au profit de « l'idéal petit-bourgeois », tel qu'il ressort notamment des écrits proudhoniens. Les artistes de la petite-bourgeoisie entendent faire de celle-ci la juste mesure de la société, tiraillée entre les extrêmes prolétariens ou paysans et grand-bourgeois, le facteur d'équilibre indispensable à une société malade de ses inégalités, en révélant celles-ci, en détruisant la morale grande-bourgeoise et en vantant une morale petite-bourgeoise, qu'on peut qualifier de branche petite-bourgeoise de l'anarchisme. Après l'échec de la révolution de 1848, l'artiste s'assigne désormais la tâche de révéler son oppression au prolétariat et de faire triompher une morale prolétaire. Dans le domaine de la littérature, le roman social, qui donne à voir les misères du monde et exalte la figure du travailleur vertueux, poursuit ce double dessein. Cette nouvelle mission assignée à l'art s'accompagne d'une nouvelle vision de l'artiste : un individu sans le sou, vivant en marge de la société, souffrant de mille privations pour son art, dont il ne peut vivre, car trop en rupture avec les valeurs bourgeoises dominantes. C'est ce qu'on a appelé la bohème.

4) L'art pour l'art
Dans la seconde partie du XIXème siècle, certains artistes contestent pourtant cette distinction entre art bourgeois et art social, qui, selon eux, partagent la même ambition civilisatrice (moraliser la bourgeoisie pour l'un, moraliser le prolétariat pour l'autre). Pour ces artistes, l'art n'a d'autre fin que lui-même et l'artiste doit être au service exclusif de l'art. C'est cette dernière conception de l'art qui a permis au champ artistique de prétendre à l'autonomie et qui est derrière l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de ce qu'est un véritable artiste. L'histoire de la peinture et de la littérature reconnaît d'ailleurs presque exclusivement les tenants de l'art pour l'art : à eux, l'appellation de génie, la conservation, la valorisation et la diffusion de leurs œuvres, la consécration par l'institution scolaire qui les intègre à ses programmes. Cette conception l'a emporté, parce qu'elle a proposé quelque chose de complètement nouveau, en séparant radicalement l'artiste du champ économique et en le confondant avec son geste créatif, qui absorbe chaque instant de son existence et lui fait adopter un mode de vie entièrement tourné vers la poursuite de l'Idéal artistique. Il faut ici noter que même s'ils se distinguent par les fins qu'ils se proposent, les membres de la bohème artistique et littéraire se rapprochent de l'artiste « pur et dur » par leurs modes de vie : pauvreté, souffrance pour l'art, marginalité, rupture avec les conventions bourgeoises...

VIVRE EN ARTISTE

L'artiste de « l'art pour l'art » est donc devenu la figure dominante du champ artistique. Ceux qui s'écartent de ce modèle restent des artistes, mais ils sont plus ou moins légitimes.
Vivre pour l'Art n'implique pas un mode de vie déterminé. À chacun de prouver, par sa façon de vivre, qu'il n'est guidé que par Lui. Pour ce faire, l'artiste habité par cet idéal doit être attentif à trois choses :
  • Aux institutions qu'il fréquente et à celles que fréquentent les autres artistes, légitimes ou non.
  • À sa production artistique et à son rapport aux productions artistiques de ses contemporains.
  • À sa façon de vivre dans la communauté artistique, en relation avec celle des autres artistes.
L'artiste, toujours dans l'idée d'acquérir une légitimité, se construit une trajectoire qui repose sur ces trois points, étroitement liés et d'importance égale. Chaque aspect de son existence, son rapport aux institutions, son œuvre, son mode de vie, est le produit d'un choix mûrement réfléchi et assumé.
À partir de là, on peut déduire que l'artiste absorbe entièrement l'homme : l'artiste EST l'homme et inversement. Dans le champ de l'art, vivre et créer se confondent, sont identiques. L'artiste vit en artiste. Il ne cesse jamais d'être un artiste, il n'a jamais fini son œuvre de création, même quand il n'est plus dans son atelier ou le stylo à la main, car la création n'est pas moins dans le tableau ou le roman (par exemple) auquel il travaille, que dans sa propre vie : sa vie est une œuvre artistique.

Images extraites du film The picture of Dorian Gray, Albert Lewin, 1945.
 L'histoire de Gray peut se lire comme une métaphore du cheminement vers l'art pur. Il y a ici une identité parfaite entre vie et œuvre (produite par une main invisible) : « It’s more than a painting, it’s a part of myself », dit d'ailleurs ce personnage. Le réalisateur du film a eu l'intelligence de ne pas se contenter d'enlaidir le visage peint de Dorian Gray, de faire aussi évoluer le style du tableau en fonction de son style de vie : on passe, avec l'adoption de mœurs de plus en plus transgressives, de la peinture académique à une œuvre d'avant-garde (expressionniste), qui s'affranchit des canons de la beauté classique. Oscar Wilde faisait lui-même partie d'un courant dérivant de l'art pour l'art : l'esthétisme, revendiquant l'inutilité de l'art et un certain amoralisme.

S'il existe une grande liberté pour l'artiste dans le choix de son mode de vie, on y retrouve cependant toujours les mêmes éléments, du moins au plus légitimants :
1) La transgression de la morale bourgeoise : c'est un geste fort, à destination du public et de ses pairs, qui marque la volonté de l'artiste de rompre avec la société « civile », son entrée dans le champ de l'art. Elle s'apparente donc à un rite de passage, elle n'est pas destinée à durer et doit bientôt laisser place à autre chose : la dévotion à l'Art.
2) L'adoption de valeurs de gauche (je rappelle, à toutes fins utiles, que la figure de l'artiste telle qu'on la connaît aujourd'hui a été construite par des hommes de gauche).
3) Vivre pour l'art.

APPLICATION

1) Le cas Flaubert
Flaubert est une figure majeure du patrimoine littéraire français. Il est également un adepte de l'art pour l'art.
Sa biographie témoigne de son désir de vivre en artiste :
  • en rompant avec la morale bourgeoise : je vous renvoie à cette lettre du 15 janvier 1850, où l'écrivain, en voyage d'étude avec Maxime du Camp, raconte sans complexe son expérience de touriste sexuel et ses pratiques pédophiles. Sa dernière phrase : « Adieu, je t'embrasse et suis plus que jamais maréchal de Richelieu, juste-au-corps bleu, mousquetaire gris, régence et cardinal Dubois, sacrebleu » marque une volonté de s'affranchir des mœurs de son siècle en adoptant celles des libertins de la Régence. Son roman, Madame Bovary, fait également l'objet d'un célèbre procès pour atteinte aux bonnes mœurs : œuvre et vie sont donc marquées par le même amoralisme.
  • en consacrant sa vie à l'art : chez Flaubert, le processus d'écriture est excessivement chronophage. Les œuvres sont longuement mûries, remaniées plusieurs fois, les travaux préparatoires très poussés, et le style vise la perfection.
  • en créant une œuvre unique et originale : c'est l'un des acquis de l'art pour l'art, qu'une œuvre doit être originale, qu'elle doit, si possible, constituer une rupture avec ce qui existe. Cette idée nous est familière, mais jusqu'au XIXème siècle, c'était l'inscription dans une tradition et la continuité avec ce qui avait précédé qui primaient. Madame Bovary est de ce point de vue tout à fait représentative : du sujet au style, tout y est inédit.
Mais certains aspects de sa vie mettent Flaubert en porte-à-faux avec son idéal artistique, notamment le fait de vivre de ses rentes, existence relativement confortable et bourgeoise, et très éloignée de celle que valorise le courant de l'art pour l'art.

2) Le cas Gesualdo
Ce serait un anachronisme d'affirmer que Gesualdo, auteur-compositeur de la fin de la Renaissance, s'est efforcé, durant sa vie, d'atteindre un idéal inventé au XIXème siècle. Par contre, l'histoire de la musique, à partir du même XIXème siècle, a façonné de lui une image, où elle a plaqué les traits caractéristiques de l'artiste de l'art pour l'art, transgressif et incompris.
Don Carlo Gesualdo, prince de Venosa et comte de Conza (1566-1613), défraye la chronique en 1590, en assassinant sa première épouse, Maria d'Avalos, fille du duc de Pescara et sa cousine germaine, et en faisant assassiner l'amant de celle-ci, Fabrizio Carafa, duc d'Andria, surpris tous deux en situation d'adultère.
La façon dont le monde de la culture traite Gesualdo est à l'opposé du traitement qu'il réserve aux Polanski, Allen et Cantat :
  • Sa vie et son œuvre sont constamment mises en relation (singularité de sa vie, isolement social (relatif) dans ses terres de Gesualdo pour échapper à la vengeance des familles de ses victimes / singularité de son œuvre, en rupture avec les modes musicales de son temps, violence de ses crimes / disharmonie de sa musique).
  • De plus, la « légende noire » construite à partir de sa vie doit profiter à son œuvre ; elle est en quelque sorte une porte d'entrée vers une production difficilement accessible, qui serait sans doute tombée dans l'oubli sans cela. Ses crimes sont eux-mêmes valorisés. Ils sont présentés comme le fait d'un homme génial et torturé, que son talent met au-dessus des lois morales destinées au vulgum pecus. Ce double meurtre n'est donc envisagé ni comme un fait divers sordide, ni, suivant en cela ses contemporains, comme un crime d'honneur, alors relativement répandu et toléré, mais comme le geste hors du commun d'un homme exceptionnel : l'artiste permet de comprendre l'homme, de même que l'homme permet de comprendre l'artiste. Ils ne sont jamais distingués.

Dissocier l'homme de l'artiste, c'est donc retirer une part de sa légitimité à ce dernier, c'est ne pas prendre en compte sa réflexion et ses efforts pour s'inventer une trajectoire artistique signifiante et cohérente.
La question se pose alors : comment continuer de fréquenter des œuvres produites par des individus dont nous réprouvons les actes ? Pour le coup je l'ignore. Je comptais, par exemple, relire Salammbô, projet en suspens depuis que la lettre, citée plus haut, m'est tombée sous les yeux. Idem pour Sade, auteur qui me paraît désormais illisible, maintenant que je sais (cf. les Souvenirs de la marquise de Créquy) que la justice de son temps lui reprochait des meurtres et des actes de torture atroces. Cette découverte fut d'ailleurs une grande surprise pour la naïve lectrice que j'étais, qui avait pris pour argent comptant les propos de ses éditeurs et spécialistes, qui présentent avantageusement son œuvre comme une exploration virtuelle du Mal par les moyens de l'écriture et de la fiction. Si, de votre côté, vous savez quelque moyen d'être l'hôte ou l'hôtesse éthique d'une œuvre non éthique, je serais sincèrement curieuse de le connaître.

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