jeudi 19 octobre 2017

Répartition et gestion sexuées de l'espace : exemple de la Casbah d'Alger avant l'Indépendance

Résumé de l'article « La Casbah : une cité en reste » de Djaffar Lesbet, in Le déchet, le rebut, le rien, sous la direction de Jean-Claude Beaune, 1999.

Après mes articles sur le matriarcat chinois, j'ai eu envie d'évoquer d'autres formes d'organisation sociale dans leur relation à l'espace, sous l'angle de la division des sexes. Le cas de la Casbah d'Alger, analysé par D. Lesbet du point de vue de la politique de gestion des ordures, donc d'un tout autre point de vue, m'a paru à ce titre très intéressant. Plus proche de ce que nous connaissons, puisqu'il s'agit ici d'une société patriarcale, reposant sur l'opposition traditionnelle : public masculin / privé féminin, le modèle d'organisation sociale, qui y persiste pendant toute la période coloniale, présente cependant des aspects tout à fait originaux, ainsi qu'une redoutable efficacité, dont je vais tenter de vous rendre compte.

QU'EST-CE QUE LA CASBAH ?

  • Site et architecture
La Casbah (« citadelle ») est le centre historique d'Alger.
Bâtie sur un terrain en pente, elle est traversée de ruelles sinueuses et non carrossables.
Les maisons de la Casbah (on en comptait 3000 dans les premières années de la colonisation, 1700 au début des années 80) comportent généralement deux ou trois niveaux, organisés autour d'un patio. « I. Toutes les maisons seront construites avec des terrasses et auront vue sur la mer. II. Toutes les maisons seront implantées de telle façon qu'elles ne gênent pas la vue, sur la mer, de leur voisin. III. Les janissaires seront chargés de faire appliquer le présent règlement. Tout contrevenant aura la tête tranchée (sic) » : ces extraits d'un règlement d'urbanisme du XVIè siècle permettent d'expliquer pour une part la remarquable homogénéité architecturale de la Casbah, à l'origine d'un paysage urbain tout à fait exceptionnel. Chacune de ces maisons était équipée d'une citerne, située dans les sous-sols, qui permettait la récupération de l'eau de pluie ; la plupart possédait un puits.

L'architecture intérieure et la distribution des espaces extérieurs y ont permis l'adaptation d'un mode de vie communautaire, fondé sur l'entraide et l'étroitesse des relations sociales (ce qui implique toujours un fort contrôle du groupe sur ses membres), qui s'est maintenu jusqu'à la décolonisation. Dans le jeune État algérien, la population s'en est, d'un seul coup, presque entièrement renouvelée, ses familles, dont certaines vivaient là depuis plusieurs générations, partant s'installer dans les logements laissés vacants par le départ massif des « pieds-noirs ».

  • La population de la Casbah
Pendant la période coloniale, la Casbah était une réserve de main-d'œuvre autochtone à bas coût, destinée à remplir les besoins de la ville « blanche » et cossue. Revenus aléatoires et médiocres, promiscuité et surpeuplement des logements, y étaient la règle et se voyaient compensés par une gestion collective rigoureuse et efficace.
Accueillant des familles quittant les campagnes pour la ville, la Casbah était un espace fortement légitimant, conférant aux nouveaux venus le statut de citadin. Ceux-ci y acquéraient, au contact des Algérois de naissance, gardiens du savoir-faire domestique (vestimentaire, culinaire...) et des comportements sociaux, qui encadraient leur intégration, la culture communautaire spécifique à ces lieux.

UN ESPACE PUBLIC MASCULIN

La gestion des espaces extérieurs était entièrement assurée par des hommes :
  • égoutiers municipaux chargés de la maintenance du réseau d'égout ;
  • agents municipaux de nettoyage urbain (Siyaquine), lavant chaque après-midi les rues à grande eau, et dont le passage entraînait la répétition des mêmes pratiques et rythmait la vie de la Casbah ;
  • éboueur (Zebel) : passant également en début d'après-midi et assurant l'enlèvement des ordures à dos d'âne, il était un personnage connu et estimé (ce point est crucial pour l'auteur, qui relève la forte dégradation de son statut dans la Casbah post-coloniale), dont on veillait à se ménager les bonnes grâces, afin d'obtenir de lui la meilleure qualité de service.
Toutes les tâches domestiques nécessitant de passer le seuil de sa maison étaient confiées aux enfants : chercher de l'eau à la fontaine publique, disposer des bassines sur le passage des Siyaquine afin de récupérer l'eau de lavage, nettoyer la portion de rue devant sa porte...
L'espace extérieur de la Casbah était masculin : la rue constituait un prolongement du logement pour les garçons, tandis que le café était le lieu de rendez-vous des chômeurs, qui y passaient la journée, pour laisser les femmes occuper sans contrainte l'espace intérieur qui leur était réservé. Évidemment les femmes pouvaient sortir dans la rue (comme l'attestent nombre de photographies), mais elles n'y étaient que de passage, elles n'y stationnaient pas comme les hommes étaient autorisés à le faire, de même que les hommes, en dehors des horaires de travail, pouvaient demeurer à l'intérieur des maisons, mais la convention voulait qu'une partie du temps celles-ci fussent un espace non-mixte et strictement féminin.
Une chose est à noter : « espace public » n'a pas ici le sens d'espace politique. L'accès à l'extérieur de la maison n'était pas synonyme, comme dans nos sociétés construites sur un modèle grec, d'accès à la sphère politique et au statut de citoyen. Les hommes de la Casbah étaient libres de se tenir en extérieur, dans l'espace public, mais ils n'avaient pas pour autant de droits politiques et constituaient, comme tous les « indigènes musulmans* », des non-citoyens. De plus, si, comme nous le verrons, les femmes étaient maîtresses d'œuvre et décisionnaires dans la gestion de l'espace privé, eux n'étaient, pour celle de l'espace public, que les exécutants de l'administration coloniale française.
* Cf. Sénatus-consulte du 14 juillet 1865. Les Algériens arabes étaient dits « français ». Quoique pouvant en théorie, sur leur demande, être admis à jouir des droits de citoyens français, ils n'accédaient en réalité jamais à la citoyenneté effective avec tous les droits qu'elle implique.

UN ESPACE PRIVÉ FÉMININ

Une précision avant de commencer : « espace privé » n'est pas synonyme ici de foyer familial, comme c'est le cas dans nos sociétés construites, etc (je me répète). L'espace privé, dans la Casbah, rassemblait plusieurs familles, vivant sur un modèle communautaire. Les femmes ne s'en occupaient pas seules et isolées des autres femmes, mais le géraient ensemble, au sein d'une communauté féminine organisée. Chaque maison de la Casbah comporte une terrasse, espace qui était exclusivement réservé aux femmes (comme la rue et le café l'étaient aux hommes) et qui permettait d'échanger avec l'ensemble des maisons voisines sans passer par l'extérieur.

 Charles Brouty (1897 - 1984) - Les femmes sur les terrasses de la Casbah d'Alger.
 
L'entretien intérieur des maisons était pris en charge par les femmes sous l'impulsion de la propriétaire des lieux :
  • Entretien quotidien de la maison
L'entretien des parties communes de la maison (hall, escaliers, terrasse) se faisait à tour de rôle. Les femmes qui en avaient la charge se mettaient au travail dès que le dernier homme de la maison avait quitté les lieux (généralement avant 8 heures du matin) et devaient avoir terminé avant leur retour pour le déjeuner. La propriétaire inspectait ensuite les lieux, distribuant bons et mauvais points.
L'entretien quotidien n'était pas seulement une question d'hygiène, il était un enjeu social fort : c'est en l'assurant dans les règles de l'art que la famille locataire forgeait sa bonne réputation (lui permettant notamment de trouver un nouveau logement si elle devait un jour déménager), que la fille à marier, à qui il était souvent confié, faisait ses preuves et suscitait l'intérêt de potentielles belles-mères.


  • Remise à neuf ponctuelle
À l'approche d'une fête ou lorsque cela était nécessaire, la propriétaire lançait l'opération de ravalement des parties communes, terrasse comprise. Elle prenait date avec ses locataires, estimait la dépense à faire pour le matériel (en y incluant le prix d'un repas collectif) et en répartissait la charge entre les participantes. Les travaux étaient réalisés collectivement. Chaque femme pouvait ensuite remettre à neuf son propre logement.
Le chaulage de la façade extérieure était à la charge du propriétaire. Il était confié à un artisan.

La distinction homme / femme, dans la Casbah, recouvre donc les distinctions :
  • espace public / espace privé,
  • travail salarié / non-salarié et domestique,
  • prestation de service / travail collectif.
Ces distinctions structurent une organisation des tâches qui est au service d'un but : entretenir un lieu de vie commune, constamment menacé de destruction par les autorités coloniales. Les maisons de la Casbah qui n'étaient pas entretenues et qui tombaient en ruine, étaient détruites : à terme, il s'agissait de remplacer la ville vernaculaire par une ville moderne de type haussmannien.

PROLONGEMENTS

  • La Casbah en danger :
L'article que je résume alertait, dès 1999, sur la gestion problématique des ordures dans la Casbah, soulignant combien elle était le symptôme d'une perte culturelle profonde et irrémédiable, de la disparition d'un savoir-faire ancien et populaire.
Les choses ne se sont guère améliorées depuis sa rédaction. Quoique la Casbah ait été classée au patrimoine mondial de l'humanité de l'Unesco depuis 1992, que le gouvernement algérien ait multiplié les plans de sauvegarde coûteux (rarement mis en œuvre jusqu'au bout, il est vrai), les maisons de la vieille ville continuent à se dégrader (certaines, en ruine, ont même été rasées et remplacées par des constructions neuves !) et les ordures à s'entasser.
Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même en lisant cet article :

  • Les déchets de la colère (mauvais titre à la Télérama) :
D. Lesbet note à la fin de son article que la présence massive des déchets dans l'espace public est devenue un mal endémique, touchant même les quartiers modernes d'Alger, et qui concerne aussi les grandes métropoles du Moyen-Orient comme, par exemple, Le Caire.
Selon lui, ce n'est pas là une question de manque d'hygiène, mais un acte politique de populations en rupture avec leur classe dirigeante. Les déchets ne sont pas jetés dans la rue, mais y sont « exposés » (dans des endroits parfois difficilement accessibles, où l'effort pour salir est supérieur à celui qu'exigerait le fait de ne pas salir). Il s'agit de signifier aux autorités leur incapacité à maîtriser l'espace public, symbole de leur pouvoir.

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