lundi 4 septembre 2017

Le matriarcat : une chimère féministe ? Âge des métaux et féodalité en Chine : la montée en puissance patriarcale.

Cf. article précédent :
Le matriarcat : une chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique (ici).

Descendance utérine, matriarcat, domination féminine, idéologie gyno-centrée, tels sont les quatre piliers de la prépondérance des femmes dans la société chinoise néolithique, structurée par la parenté, par la (re)production et par la religion. Selon Granet, c'est par l'élément structurant qu'est la parenté que l'édifice matriarcal (au sens large, englobant les quatre piliers) s'est déséquilibré, avant que les hommes n'en profitent pour prendre le contrôle sur l'ordre de la (re)production et sur l'ordre religieux.

1. Le basculement vers l'équilibre (instable) entre les sexes

La fragilité de la structure de la parenté provient du fait qu'une famille indivise, n'étant pas nucléaire (comme le sont les familles modernes), admet une extension illimitée. En effet, une famille indivise fait coexister en un même lieu et sous le même nom, plusieurs générations, dont les membres sont définis par leur fonction (grand-mère, mère, fils et fille ; rappelons que les époux sont des « sans-noms ») et n'ont pas de nom individuel, mais un nom fonctionnel (composé du nom de leur fonction et du nom de leur domaine). La taille des familles, parce qu'elle est variable, peut introduire des déséquilibres dans les systèmes d'alliance. Or la civilisation chinoise se caractérise, à partir du néolithique, par une progression démographique constante, qui se traduit par une hausse tendancielle du nombre de personnes par famille, c'est du moins ce qu'admet Granet à la suite de Han Fei (philosophe légiste chinois du -3ème siècle).

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La pression démographique permanente rend nécessaire l'extension des terres agricoles. Les domaines n'ayant pas tous les mêmes possibilités d'extension, ne permettant pas une égale diversification des ressources alimentaires, indispensable pour limiter la mortalité infantile, les écarts se creusent inéluctablement entre les familles qui les possèdent : à grand domaine cultivable, grande famille, et inversement. Or une famille plus nombreuse que ses voisines a la possibilité de s'allier à plusieurs de celles-ci, puisqu'elle a plus d'enfants à marier.
Une telle famille, dans le système matriarcal chinois, accueille donc des hommes de plusieurs familles différentes, qui, au début de l'hiver, se retrouvent tous dans la maison des hommes (pouvant rassembler jusqu'à plusieurs dizaines d'hommes), où ils recréent des divisions sur la base de leur appartenance familiale d'origine, en exacerbant leur rivalité aux jeux de mise, et en instaurant une hiérarchie agonistique entre plusieurs groupes, dont l'un sera dominant (c'est l'ébauche de la vassalité).
Granet émet en outre l'hypothèse, dans un tel contexte démographique, d'une revalorisation des produits alimentaires, c'est-à-dire du travail masculin, de sorte que les hommes finissent par prendre une part plus active dans les échanges inter-familiaux (où s'échange ce qui a le plus de valeur, où vont donc commencer à s'échanger des denrées alimentaires au même titre que des vêtements).
Par ailleurs, les hommes qui sont amenés à défricher, à aménager les marges, espace sacré féminin, acquièrent des droits sur elles. Ces lieux, où les femmes échangent leurs fils, où les filles vont à la chasse au mari, deviennent insensiblement des espaces mixtes.

Image issue du site http://www.cco.nantes.org  

Les rituels majeurs (premières noces, premier labour et, à partir de l'âge de bronze, premier travail du métal) mobilisent désormais un couple préséant : la cheffe de la famille dominante (qui a le plus d'alliés) et son mari.
Dans cette dynamique d'égalisation des sexes, les hommes acquérant de plus en plus de droits, il n'est pas interdit de penser que, lorsque la cheffe de famille décède avant son mari, ce soit lui qui prend, d'abord temporairement, la relève, puis que, dans certains cas d'abord exceptionnels, les femmes transitent d'une famille à une autre, tout en gardant leur pouvoir de donner leur nom à leurs enfants. Cet équilibrage sexuel de la structure de la parenté correspond à l'abandon du matriarcat et de la domination féminine, dont la descendance utérine conserve cependant le souvenir.
Cette évolution s'accompagne d'une neutralisation de la grande aïeule, à qui on vient donner un mari, un grand aïeul, le Ciel, dans un schéma qui associe désormais au principe de fécondité, son adjuvant, ce qui lui permet de s'accomplir.

2. La rupture patriarcale, règne de l'horreur et de la mort

L'équilibre entre les sexes est instable, mais le rompre demande un effort supplémentaire extrêmement lourd. Les hommes, dans leur élan, n'ont pas vraiment hésité. Si cela fut lourd, c'est qu'ils avaient à composer avec l'équation culturelle immuable, selon laquelle les hommes sont destinés à la mort et les femmes à se survivre, en transmettant leur nom à leurs filles, entièrement identifiées à elles (pour changer cela, il aurait donc fallu que les hommes détruisissent le principe de descendance utérine, ce que les femmes ont su préserver).

L'action collective masculine a porté sur :
  • la structure religieuse,
  • la structure de la production (mais non de la reproduction, elle aussi protégée par les femmes).
Sur ces deux plans, les hommes ont imposé la mort face à la « vie éternelle » des femmes, en en faisant à la fois :
  • une arme pour s'approprier le pouvoir cosmique féminin,
  • un moyen d'établir celui d'entre les hommes qui aura le droit de s'approprier ce pouvoir.
Granet est clair sur ce point : les hommes ont inventé le sacrifice de la première dame et le cannibalisme masculin.

Le sacrifice de la première dame répond au désir masculin de faire sien le pouvoir cosmique féminin. L'homme, pour détacher un pouvoir de son porteur légitime et se l'approprier, ne sait que mettre à mort ce dernier. Les pouvoirs qu'il a en vue sont ceux que mobilisent les grands rites d'accouplement, de labour et de travail du métal.
Pour prendre possession du pouvoir éminemment fécondant des monts et des rivières, le chef de famille, après avoir catalysé la relation amoureuse entre la première dame et la grande aïeule en faisant l'amour avec la première dame, tue celle-ci (ce meurtre peut être symbolique) et se purifie en demandant au Ciel (nouveau dieu masculin) de sanctifier le transfert du pouvoir de la grande aïeule à son profit. C'est le même schéma pour le premier labour et pour la première forge : la (nouvelle) première dame est sacrifiée sur le sol dans le premier cas, jetée dans la fournaise dans le second cas. C'est ainsi que l'homme se donne le pouvoir de la terre, du sol domanial, des minerais du sous-sol.

Le pouvoir terrestre féminin qu'il s'approprie ainsi, l'homme ne l'exerce pas directement, mais par l'intermédiaire d'une puissance de catalyse masculine, qu'il est appelé à accumuler par ailleurs pour qu'elle soit à la hauteur du pouvoir féminin dérobé.
L'homme, maître de la culture alimentaire, accumule la masculinité à l'aide d'un régime particulier, qu'il emprunte à son lointain passé paléolithique et qui consiste à se nourrir d'animaux sauvages mâles, dont il absorbe la puissance masculine tout en les érigeant en totems, de façon à la conserver. Mais le chef de la famille dominante, qui s'est approprié le pouvoir féminin des monts et des rivières, n'accumule pas seulement la masculinité des animaux, ne collectionne pas seulement les totems, il doit aussi concentrer celle des hommes forts et si possible encore celle de son prédécesseur.
Un ordre cosmique masculin enrichit désormais l'idéologie religieuse, ordre qui repose sur la supériorité de celui qui peut donner la mort à autrui, sans la recevoir de lui.
En démultipliant sa capacité de catalyse, en l'exerçant sur le pouvoir de fécondité qu'il a absorbé, le chef, qui se tient au sommet de la pyramide des êtres terrestres, parvient à s'auto-féconder. Tel est le prince féodal.

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Depuis le paléolithique, la relation entre l'homme et l'animal sauvage (mâle) est telle que, sans exception, grâce aux armes qu'il fabrique et au pouvoir qu'elles lui confèrent, l'homme donne la mort à l'animal, qui la reçoit de l'homme. Les hommes, qui prennent désormais une place dominante dans la société chinoise pré-féodale, étendent cette loi ancestrale aux « barbares » qui côtoient les foyers encore dispersés de la civilisation chinoise, et qui résistent aux conquêtes liées à l'aménagement du territoire (pour l'heure relativement ponctuelles). Et c'est de cette extension qu'ils tirent l'idée d'un ordre cosmique universel, fondé sur le transfert cumulatif d'énergie masculine par la domination alimentaire. L'animal (mâle) se chasse, se cuisine, se consomme et son énergie masculine se transfère aux chasseurs, à condition encore une fois que le Ciel, qui préside à tous les transferts d'énergie, l'agrée. Il en va de même pour les « barbares » (les animaux chassés vivent dans les mêmes lieux que lesdits « barbares »), qui sont proprement chassés, cuisinés (l'oreille gauche est coupée et cuite) et consommés.
C'est sur ce fondement que va se déployer le régime des peines dans la Chine féodale, où il n'est pas rare de voir un ministre accusé de faute grave (c'est-à-dire, dans l'ordre masculin, de démesure), tué sur l'ordre de son prince, puis cuisiné et servi au repas princier.
La succession princière obéit au même principe, adapté à la personne exceptionnelle du prince : non content de devoir procéder aux mêmes rituels d'accumulation énergétique masculine que son prédécesseur, le prince doit en outre, après sa mort, se nourrir des chairs de son cadavre : il montre ainsi qu'il est digne de prendre sa place.

Le cannibalisme masculin chinois n'a rien d'hédoniste. Son horreur est à la hauteur de la transgression qu'il réalise, mais c'est cette transgression qui rend possible la persistance d'un ordre masculin du monde, tout en flux d'énergie masculine, dont le mouvement ascendant converge vers l'homme suprême qu'est le prince.

Tout cela constitue un édifice complexe, fragile, mais nécessaire, puisqu'il n'est pas possible aux hommes d'asseoir autrement leur domination sur une société initialement tenue par les femmes. Les hommes ne peuvent dominer sans mobiliser leurs valeurs masculines ancestrales tournées vers la mort, contre les valeurs féminines tournées vers la vie. Tel est le blocage culturel de la civilisation chinoise. Moyennant l'horreur de multiples transgressions assumées et purifiées par le Ciel (sic), les hommes sont néanmoins en mesure de construire une organisation sociale masculine.

Cette organisation n'est pas familiale, mais politique. La politique est donc l'invention des hommes pour masculiniser la société chinoise, qui fonctionnait auparavant comme une famille élargie. Le noyau originaire de la politique est la maison commune masculine, qui a survécu à la disparition du matriarcat et de la domination féminine, avec ses jeux de mise, l'opposition agonistique de ses groupements internes, et son principe hiérarchique.
La mainmise des hommes sur la fécondité leur ayant permis de devenir maîtres du domaine familial à la place des femmes, désormais ce sont les femmes qui transitent (avec flottement de la relation du nom de famille au domaine, puisque ce sont encore les femmes qui donnent leur nom à tous leurs enfants). Chacun des grands domaines, qui abritent les grandes familles, se dote d'un chef de famille, dont le pouvoir ne perdure que par la rivalité qu'il entretient avec les chefs de famille des domaines voisins, c'est-à-dire par l'extension du schéma relationnel propre à la maison commune masculine aux relations inter-familiales.

La féodalité se construit sur la base d'une organisation hiérarchique des chefs de famille, qui rivalisent entre eux à l'occasion de joutes festives, mais aussi lors de chasses à l'homme. La rivalité masculine est au fondement de l'économie politique.
  • Les joutes :
Les joutes incorporent le principe qui présidait au don féminin tel qu'il se pratiquait au néolithique lors des fiançailles, principe selon lequel le fiancé qui recevait un cadeau de sa future femme, s'offrait en retour à elle : le chef de famille le plus puissant, le prince, est doté du pouvoir féminin ; par principe, il est celui qui donne et les autres chefs de famille sont ceux qui reçoivent et qui, de ce fait, s'offrent à lui.
Les joutes sont de pures épreuves de force, dont le prince est le juge et distribue les prix.
  • Chasses à l'homme et chasses aux bêtes sauvages :
La mise, essentielle dans les jeux sociaux masculins du néolithique, disparaît de cette nouvelle activité ludique propre aux hommes qu'est la joute, mais on la retrouve, radicalement transformée, dans la chasse, sous la forme d'un butin : tout ce que peuvent gagner les chefs de famille lors des chasses à l'homme revient de droit au prince, et le prince, qui est l'attributaire de tous les gains acquis aux marges des domaines familiaux, procède à une redistribution en fonction de la valeur de chacun.
L'ancêtre de la monnaie, qui apparaît dans la période féodale, n'est que collections d'oreilles gauches, de peaux et d'armes fondues en chaudrons gravés, célébrant les victoires princières. La monnaie est le produit de la guerre. Avec les progrès de l'aménagement du territoire, désormais à l'initiative du seul prince, ce sont les surplus provenant de la mise en culture de nouvelles terres qui lui sont attribués de surcroît. Il est désormais capable de réguler les pénuries relatives entre les différents domaines par le biais de la redistribution.

*** Les illustrations de cet article sont presque toutes issues d'un fonds iconographique maoïste familial (1974). Incapable de lire les idéogrammes chinois, je ne peux vous renseigner davantage sur leurs talentueux auteurs. Je m'en excuse.

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