mercredi 19 juillet 2017

Le matriarcat : une chimère féministe ? Cas de la Chine néolithique.

En lisant La civilisation chinoise (1929), je me suis aperçue que son auteur, Marcel Granet, élève d'Émile Durkheim et collègue de Marcel Mauss, avait en fait écrit une longue gender study* sur le passage, en Chine, du matriarcat néolithique au patriarcat moderne. Cet ouvrage passionnant, trop peu étudié, est extrêmement rigoureux dans son approche, et riche dans les prolongements qu'on peut en faire pour évaluer nos sociétés modernes sous l'angle de la division des sexes.
Avant d'en venir à ces prolongements, je me dois d'abord de livrer les grandes lignes de l'ouvrage.

Au néolithique (-7000 à -2000), qui correspond à l'attachement des humains à la glèbe, la structure sociale qui domine en Chine est marquée par trois déterminants : la parenté, la (re)production, la religion.

1. La structure de la parenté

La famille néolithique chinoise est dite « indivise », ce qui veut dire que tous ses membres sont à égalité dans le fait de porter leur nom de famille, qui est « consonant » avec le domaine familial, et que ce dernier réunit en une seule personne morale tous ceux qui portent le nom de famille qui consonne avec lui. Être né dans ce domaine confère ipso facto le nom et l'appartenance à la famille. Parmi ceux qui y vivent, il y a ceux qui y sont nés et qui lui appartiennent pleinement, et ceux qui n'y sont pas nés, qui portent un autre nom, celui d'une autre famille avec laquelle il y a eu alliance par l'intermédiaire de mariages.
De telles alliances sont obligatoires en Chine : c'est l'impératif exogamique, selon lequel une famille ne peut se reproduire et durer dans le temps qu'en s'appariant à une autre famille. Tant que la densité humaine est faible, la communauté néolithique chinoise de base est faite d'un couple de familles qui s'échangent des jeunes gens à chaque génération.
C'est ici que la division des sexes intervient, car les jeunes gens échangés sont tous du même sexe. De sorte que parmi les nouveaux nés d'un domaine familial, qui tous portent le même nom, ceux d'un sexe sont destinés à rester dans leur famille et à faire perdurer la consonance entre le nom et le domaine, ceux de l'autre sexe sont destinés à quitter leur famille et à introduire temporairement une dissonance entre le nom et le domaine (temporairement parce que parmi leurs enfants, la moitié rejoindra sous un autre nom le domaine initial et mettra au monde des enfants dont le nom sera de nouveau en consonance avec le domaine). Que le sexe destiné au transit soit masculin ou féminin, cela n'importe absolument pas à la structure de la parenté*.

Dans un domaine familial se trouvent donc une famille indivise et des « hôtes » ou « otages »* d'une autre famille, mariés chacun avec un membre de la famille indivise. Le mariage introduit dans la famille indivise une distinction générationnelle de nature fonctionnelle : les enfants des deux sexes nés dans le domaine forment une génération ; les jeunes adultes qui n'ont pas transité et qui ont reçu leurs « hôtes » de la famille alliée, avec lesquels ils engendrent lesdits enfants, forment une génération antérieure ; les adultes mûrs qui n'ont pas transité et qui, avec leurs propres « hôtes », ont engendré lesdits jeunes adultes et qui n'engendrent plus, forment une génération encore antérieure, largement minoritaire, étant donné l'espérance de vie de l'époque. Chaque génération est dépositaire de fonctions qui lui sont propres. Pour les remplir, lorsque les circonstances le commandent, il est possible que la génération en question délègue leur exercice à l'individu le plus âgé du sexe qui ne transite pas. Mais cette précellence de l'âge est encore relativement contingente : il n'y a pas à proprement parler de chef.fe de famille.

La structure de la parenté est fortement marquée par la division des sexes, mais elle est en soi indifférente à l'identité du sexe qui ne transite pas (auquel s'oppose donc le sexe qui transite).

2. La structure de la (re)production

Chaque famille vit des fruits de son domaine (production) et se survit par les fruits de son appariement avec une autre famille (reproduction).
La structure de la (re)production commande le mode de vie familial. Dans son rapport à la division des sexes, elle va beaucoup plus loin que la structure de la parenté, puisqu'elle n'est pas indifférente à l'identité sexuelle au regard de la répartition des tâches.

Les femmes, en tant qu'elles engendrent et élèvent les enfants, sont maîtresses du foyer domestique (autant de foyers que de couples : le mode de vie familial est villageois). Point de concurrence avec les hommes sous cet angle.

La production en tant que telle est rythmée par la succession des saisons propre à un climat très continental : été et hiver dominent, les courtes transitions du printemps et de l'automne sont l'occasion de fêtes de passage, et notamment, à intervalles réguliers, des fiançailles* (printemps) et de l'entrée en ménage* (automne suivant).
En été, les hommes s'attachent à la culture alimentaire et les femmes à la culture textile : les hommes vont défricher, labourer, planter, sarcler loin du village, ils dorment sur place et se nourrissent d'une bouillie apportée par les femmes et les enfants, ils veillent à la croissance des bonnes plantes en éliminant les mauvaises ; les femmes restent dans le village et cultivent non loin de celui-ci les mûriers et les vers à soie ainsi que le chanvre, tout en s'occupant des bêtes domestiques et des enfants, et tout en maintenant l'habitat en bon état.

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À l'automne tout le monde se retrouve au village après avoir engrangé les récoltes d'orge et de riz, de fil de soie et de chanvre.
L'hiver est un temps de repos pour les hommes, tandis que les femmes accouchent et confectionnent les vêtements de soie et de chanvre qui serviront dès le printemps suivant après la grande fête où, à l'occasion des dons et contre-dons vestimentaires, les familles appariées l'une à l'autre réengagent leur alliance. L'accouchement est accompagné d'un interdit de cohabitation des hommes et des femmes : les hommes se regroupent dans une maison collective où ils jouent, ayant à leur disposition les grains en abondance qu'ils viennent de récolter et qu'ils font circuler entre eux en les misant dans les jeux. Cette séparation est annuelle, dans la mesure où une femme, dès qu'elle est mariée, est appelée à accoucher tous les ans pendant de nombreuses années (étant donné la mortalité infantile).
Chaque sexe fabrique et répare les outils nécessaires à la réalisation de ses tâches : le travail du bois est aussi bien masculin (pour les outils agricoles) que féminin (pour les métiers à tisser et pour les réparations immobilières), mais chaque sexe en a une approche différente selon ses besoins. Il en va de même du travail de la pierre.

3. Les effets de (re)production sur la parenté sous l'angle de l'identité sexuelle

La structure de la production, très directive sur la division des modes de vie masculin et féminin, est surdéterminante à l'égard de la structure de la parenté. Dans la mesure où le village appartient aux femmes, dans la mesure où ce sont les femmes qui enfantent sans que les maris y soient pour quoi que ce soit (on le verra plus en détail lorsqu'on évoquera la religion néolithique), il est « naturel » ou « rationnel » ou « logique » que le sexe féminin soit celui qui ne transite pas, que les femmes seules portent toute leur vie le nom de leur domaine et que, réunies en une seule personne morale, elles s'identifient au domaine. Donnant leur nom à leurs enfants, il y a descendance utérine. Les filles seules étant destinées à ne pas transiter, il y a relation forte et durable entre mère et fille, il y a matriarcat. Si l'on ajoute que la production masculine est exclusivement destinée à l'alimentation des villageois et ne sert qu'à réunir, par la commensalité, les deux sexes habitant le même domaine familial, qu'au contraire la production féminine est essentiellement destinée aux fêtes inter-villageoises (les jeunes filles faisant don aux jeunes hommes de vêtements, geste qui appelle le contre-don de l'entière personne des jeunes hommes, voués à devenir les hôtes ou les otages des femmes), on peut aussi dire qu'il y a domination féminine.

Pour que les hommes s'émancipent, il a fallu qu'ils rompent les uns après les autres les liens entre la structure de la production et la structure de la parenté du point de vue de la division des sexes, qu'ils modifient à leur profit l'ordre productif et qu'ils revendiquent l'indifférence a priori de la structure de la parenté à l'égard de l'identité du sexe qui transite. Cela a demandé plusieurs millénaires. Et on peut dire qu'en Chine, le renversement de la préséance de genre n'a jamais pu être opéré complètement.

4. La structure idéologique et son rôle conservateur à l'égard des rapports de genres

La religion chinoise néolithique réalise la synthèse entre la (re)production et la parenté. Pour faire évoluer le rapport entre structure de parenté et structure de (re)production, il a fallu que les hommes modifiassent simultanément la structure idéologique de la religion, moyennant un prix très lourd à payer comme on le verra.
La religion chinoise néolithique est centrée sur le système des fêtes annuelles et propose une interprétation générale du monde qui donne son sens à l'ensemble de l'activité humaine.

Sa structure idéologique comprend trois éléments :
  • le mystère de la fécondité (Nature),
  • les vertus non moins mystérieuses des femmes et des hommes, liées à la fécondité, qui les rendent capables non seulement de se reproduire, mais aussi d'accompagner la reproduction des plantes et des animaux domestiques, y compris le ver à soie ((re)production),
  • la capacité elle encore mystérieuse des femmes et des hommes à former une société stable, qui permet de conserver les vertus féminines et masculines (parenté).
Nature, (re)production, parenté, dûment hiérarchisées, sont ramenées, dans la structure idéologique, à leur racine mystérieuse commune.
Cette religion est dans ses grandes lignes héritée du paléolithique. Elle en diffère par l'accent mis sur la fécondité, caractéristique du mode de vie sédentaire, basé sur le lien entre la production agricole et l'alliance inter-familiale. La prééminence de la fécondité met ipso facto les femmes en première ligne du fait de leur vertu générative. L'exigence religieuse consistant à dégager la racine unique de la nature, de la production et de la société, cette primauté des femmes du point de vue de la fécondité entraîne la féminisation de la terre, source de la fécondité naturelle, autant que la féminisation de la structure de la parenté. Et tout cela tient ensemble et se renforce. En ce sens la religion chinoise néolithique peut être dite porteuse d'une idéologie « gyno-centrée ».

La fécondité de la nature suit le rythme de l'année et des saisons : en été elle est à son maximum, en automne elle livre ses fruits, en hiver elle est endormie, au printemps elle se réveille. L'activité des femmes comme celle des hommes accompagne la fécondité de la nature : elle l'oriente en été, elle en récolte les fruits en automne, elle se replie sur elle-même en hiver, elle accueille son éveil au printemps.

L'activité reproductive des femmes relève non plus de l'accompagnement mais de la participation à la fécondité naturelle. On a vu qu'en hiver elles confectionnaient les vêtements qu'elles offrent au printemps en échange de la vertu masculine qui déclenche la grossesse. Cette vertu masculine est un simple adjuvant à la fécondation des femmes et les hommes n'en sont pas les dépositaires exclusifs. La primauté des femmes, renforcée par la religion, implique qu'il n'y ait de relation amoureuse qu'entre les femmes et la grande aïeule, c'est-à-dire la terre, non pas cette terre domaniale qui détermine le nom de famille, mais la terre des frontières entre les domaines, ces territoires non domaniaux que constituent par excellence les monts et les rivières. Une relation sexuelle avec le mari ou n'importe quel autre homme de la famille alliée n'est pas nécessaire pour qu'une femme tombe enceinte : il suffit qu'elle entre dans les flots d'une rivière pour qu'elle soit en situation de l'être, en faisant l'amour avec la terre, par l'intermédiaire d'une vertu masculine attachée au lieu, celle des âmes mortes des hommes qui, réfugiés en hiver dans la fange des rivières, s'y répandent au printemps à la fonte des glaces. Car un homme bon est un homme mort, comme on va le voir, tandis que les femmes se succèdent dans l'unité du lignage matriarcal, en se substituant les unes aux autres dans leur relation amoureuse à la terre.

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La vertu des âmes mortes n'étant pas infaillible, les fêtes du printemps prennent la forme d'orgies, dont la fonction est d'éliminer tout lien entre un individu masculin donné et l'enfant qui naîtra d'un individu féminin donné. En ce sens le mari a certes participé à la grossesse, mais il y a participé au même titre que les âmes mortes masculines et que toute sa fratrie. Il s'ensuit mécaniquement que les femmes qui ont participé activement aux fêtes du printemps sont toutes enceintes en été, et qu'elles enfantent entre elles au début de l'hiver, sans la compagnie de leurs maris, l'interdit de cohabitation entre les sexes lors de l'accouchement faisant écho au rôle de simple intermédiaire des hommes pour la fécondation.

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Les hommes exercent d'ailleurs leur fonction d'adjuvant non seulement au printemps avec les femmes mais aussi en été avec la terre domaniale, qui est un moyen terme entre la grande aïeule des monts et des rivières et le noyau familial féminin. Le premier labour ne peut pas être opéré par un homme seul mais par un couple, l'ambivalence sexuelle neutralisant la violence faite à la terre à peine éveillée. Le fruit du labeur masculin est récolté par les hommes et échangé au cours des jeux du début de l'hiver dans leur maison commune. Il est ensuite remis aux femmes, qui en assurent l'économie générale, et dont elles assortissent les dons de vêtements aux fêtes du printemps. Dans la maison commune, les jeux masculins sont relativement violents, au sens où l'enjeu, au-delà de la mise réellement engagée (les grains), est la vie même de l'homme, le perdant mourant symboliquement au moment où le vainqueur ramasse les mises. La fin de la période de réclusion est marquée par une cérémonie, au cours de laquelle l'homme le plus âgé meurt symboliquement (en général sous la forme d'un comas éthylique), d'une mort qui promet le réveil de la fécondité.
On le comprend maintenant : c'est en mourant que l'homme catalyse la fécondité des femmes. L'homme est destiné à mourir, la femme est destinée à se survivre, telle est la pensée profonde de la religion chinoise néolithique, qui donne tout son sens à l'activité et à la sociabilité des femmes et des hommes.

*** Les illustrations de cet article sont toutes issues d'un fond iconographique maoïste familial (1974). Incapable de lire les idéogrammes chinois, je ne peux vous renseigner davantage sur leurs talentueux auteurs. Je m'en excuse.

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