Des femmes qui tuent des hommes # 3
Précédemment
dans « Des femmes qui tuent des hommes » : ici d'abord, ici ensuite.
Source
: Eschyle, Tragédies, traduction de Paul Mazon, préface de
Pierre Vidal-Naquet, Folio classique.
Après
celui des Lemniennes, l'autre grand mythe mettant en scène des
femmes androcides est celui des Danaïdes.
Danaïdes, Fernand Khnopff, 1892.
Des
Danaïdes nous connaissons tous le supplice, aussi célèbre que
celui de Tantale ou de Prométhée, châtiment terrible pour un crime
tout aussi terrible : le meurtre de leurs cinquante époux au cours
de leur nuit de noce.
Si
le supplice et le crime sont célèbres, le mobile de ces meurtres,
lui, paraît fort mystérieux. M'attachant à le découvrir, je vais
mettre à profit cette recherche pour étudier, certes
superficiellement, car le sujet est vaste, la condition des femmes
dans la Grèce antique, leur rapport au mariage et à la virginité,
tant d'un point de vue social et juridique que religieux.
Danaïdes
tuant leurs maris, manuscrit des Héroïdes d'Ovide,
miniature de
Robinet Testard, XVème siècle.
Dans
la mythologie grecque, Bélos, roi africain, et Anchinoé ont deux
fils jumeaux : Danaos, roi de Libye, père de cinquante filles, et
Égyptos, roi d'Arabie et de l'Égypte nouvellement conquise, à
laquelle il a donné son nom, et père de cinquante fils. Le nombre
élevé d'enfants de ces deux frères peut paraître un simple
élément de merveilleux propre au mythe, il reflète cependant aussi
une réalité des dynasties royales égyptiennes, où le monarque
s'unit à différentes femmes, princesses ou concubines-esclaves,
pour assurer sa descendance.
Égyptos
propose à son frère de marier leurs enfants entre eux, mais
celui-ci choisit de s'enfuir avec ses filles et trouve refuge à
Argos, en Grèce. Pourquoi cette fuite ? Les versions diffèrent.
Dans
le Catalogue des femmes du
pseudo-Hésiode, il s'agit d'échapper aux fils d'Égyptos qui
auraient prévu de tuer les Danaïdes après leurs noces.
Dans
la tragédie d'Eschyle, Les suppliantes
(Ve siècle avant J.-C.), source la plus importante du mythe,
puisque la pièce nous est parvenue complète, et sur laquelle les
réflexions qui suivent s'appuient presque entièrement, cette fuite
est expliquée par l'aversion des cinquante princesses pour leurs
cousins. Cette aversion, que leur père partage, est d'abord la cause
d'une guerre entre les deux familles, puis de leur fuite, une fois
leur défaite consommée ; elle est telle enfin que les Danaïdes, au
début de la pièce, menacent de se suicider, si elles ne peuvent
échapper autrement au mariage : « Sinon, (...), nous irons, avec
nos rameaux suppliants en main, vers le Zeus des enfers, le Zeus
hospitalier des morts : nous nous pendrons, puisque nos voix n'ont pu
atteindre les dieux olympiens ». Plus loin, lorsque la flotte de
leurs cousins est en vue, leur haine se change en terreur et elles
expriment une nouvelle fois, bien plus fortement, le désir de mourir
: « Des frissons sans cesse vont courant sur mon âme ; mon cœur,
maintenant noir, palpite. Ce qu'a vu mon père de sa guette m'a
saisie : je suis morte d'effroi. Ah ! je voudrais, pendue, trouver la
mort dans un lacet (*). » Voilà donc une haine bien puissante et
qui pose bien des questions : qu'est-ce qu'ont pu faire ces fils
d'Égyptos pour être aussi haïs ?
Des
filles révoltées
Le
roi d'Argos, à qui elles demandent l'hospitalité et la protection
contre leurs cousins, s'interroge lui aussi sur leur étrange refus
du mariage, sur leur « horreur du lit conjugal » : « Est-ce une
question de haine ? Ou veux-tu dire qu'ils t'offrent un sort infâme
». Les Danaïdes évoquent alors la dureté de leur condition de
femmes : « Qui aimerait des maîtres qu'il lui faut payer ? ».
Cette réponse résume bien ce qu'est le mariage dans leur cas précis
: le mariage est une servitude et il est une servitude achetée.
En
effet les Danaïdes entrent dans la catégorie des filles épiclères
(**). La fille dite « épiclère » est celle qui se trouve seule
descendante de son père décédé : elle n'a ni frère ni neveu
susceptibles d'hériter. Selon la loi, loi en vigueur à Athènes,
mais aussi dans un certain nombre d'autres cités grecques (Spartes,
Mytilène, Théra...), elle n'est pas pour autant héritière, mais
seulement « attachée à l'héritage », et elle doit épouser son
plus proche parent du côté
paternel. Ce sont les enfants qui naîtront de leur union qui
hériteront du patrimoine de leur aïeul. L'objet de cette curieuse
institution hellénique est de conserver les biens dans la famille du
père et d'éviter leur dispersion : « C'est ainsi qu'on accroît la
force des maisons », réplique d'ailleurs le roi d'Argos, convaincu
de ses vertus. L'épiclérat, très strict à Athènes jusqu'au VIe
siècle avant J.-C., moins dans les autres cités, entraînait même
le divorce pour la fille épiclère déjà mariée et déjà mère au
moment du décès de son père !
Les
Danaïdes ne peuvent donc pas refuser les maris que la loi leur
impose : « Si les fils d'Égyptos ont pouvoir sur toi de par la loi
de ton pays, dès lors qu'ils se déclarent tes plus proches parents,
qui pourrait s'opposer à eux ? » Elles sont confrontées à des
mariages forcés, où leur sentiment n'est pas consulté et où, pire
encore pour des Grecques, la volonté de la famille, le père en
l'occurrence, n'est pas respectée.
En
outre, elles doivent en quelque sorte acheter leur mari avec
l'héritage de leur père. Il y a ici, au-delà de la critique de
l'épiclérat, une critique plus large du système de la dot. La dot
(pherné) s'oppose au « prix de la fiancée » (hédon),
qui prévaut en Grèce jusqu'au Ve siècle avant J.-C. Dans le second
cas, il s'agit pour le futur époux d'offrir cadeaux ou numéraire à
ses beaux-parents lors des fiançailles. Le « prix de la fiancée »
a souvent été interprété comme l'achat de l'épouse par son futur
époux et apparaît comme particulièrement oppressif pour les
femmes. Ouvrons ici une petite parenthèse : que l'épouse achète
son époux (dot), ou que l'époux achète son épouse (« prix de la
fiancée »), la femme n'est jamais dans le mariage en position de
force et les règles de la domination demeurent inchangées : le mari
acheté, achat qui devrait faire de lui une sorte d'esclave, reste le
maître (cf. ci-dessus : « Qui aimerait des maîtres qu'il lui faut
payer ? »).
Ajoutons
que cette servitude des filles épiclères n'offre guère
d'échappatoire, puisqu'en cas de divorce, la loi leur donne tous les
torts.
Il
est intéressant de faire observer que l'obstination des prétendants
à vouloir épouser leurs parentes, d'une part, et le refus de les
épouser de ces mêmes parentes, d'autre part, qui sont au centre de
la pièce, relèvent d'un
conflit entre droit de la cité et droit du père de famille. Dans
cette pièce, les deux antagonistes ont chacun le droit pour eux,
tous deux ont raison, mais dans un système différent, et il s'agit
de savoir qui va l'emporter, quel droit sera le plus juste.
Une
telle tension n'est pas propre aux Suppliantes, elle est au
cœur de toutes les tragédies antiques, dont le développement
apparaît comme la recherche d'une résolution et dont le dénouement
manifeste le triomphe de l'une ou l'autre loi.
On
sait que Solon, au VIe siècle avant J.-C., avait assoupli les règles
de l'épiclérat et fait prévaloir le droit du père de famille sur
celui de la cité, en donnant à ce dernier la permission d'adopter
un garçon et d'en faire son gendre. On peut imaginer qu'Eschyle,
désirant célébrer Athènes et ses lois, ait voulu convaincre des
insignes bienfaits des réformes de son célèbre et vénérable
législateur, en représentant sur scène les terribles malheurs que
pouvait causer la loi non
amendée. En l'absence des deux autres pièces de ce qui était
à la base une trilogie, et donc de sa conclusion, ignorant tout du
dessein que poursuivait le dramaturge en s'appropriant le mythe des
Danaïdes, cela reste évidemment de l'ordre de l'hypothèse.
La
pièce d'Eschyle donne donc la parole à des jeunes filles en révolte
contre un système qui nie leur volonté et celle de leur père
(toujours présentées d'ailleurs comme identiques) : « Comment donc
serait pur celui qui veut prendre une femme malgré elle, malgré son
père ? » Est-ce cette révolte contre le mariage imposé par
l'épiclérat qui va conduire au meurtre des Égyptiades ? Pas
seulement...
Faisons
rapidement mention d'une autre explication de la révolte des
Danaïdes : celle d'Émile Benveniste, dans son article de 1949
intitulé La légende des Danaïdes.
Selon
Benveniste, ce n'est pas parce que les Danaïdes rejettent le mariage
qu'elles rejettent leurs prétendants, mais bien parce qu'elles
rejettent leurs prétendants qu'elles rejettent le mariage. Elles
répugneraient en fait à un mariage incestueux, comme l'est en effet
le mariage entre cousins parallèles du point de vue d'une société
exogamique. Au contraire, l'obstination des Égyptiades à vouloir
épouser leurs cousines montrerait qu'ils embrassent une perspective
endogamique, qui autorise et même encourage ce genre de mariage,
dans une optique de conservation patrimoniale.
Pour
lui, c'est l'opposition entre deux types idéaux de société,
endogamique et exogamique, qui sous-tend la pièce, même si, à mon
sens, cette explication ne permet pas de rendre compte de certains
passages obscurs.
Le
rejet de la démesure
Les
filles de Danaos ne veulent donc pas d'un mariage avec leurs cousins.
Mais malgré leur refus, ceux-ci s'obstinent : « Qu'il [Zeus] jette
donc les yeux sur la démesure humaine incarnée à nouveau dans la
race qui, pour obtenir mon hymen, s'épanouit en funestes et folles
pensées ! Un sentiment né du délire la point d'un irrésistible
aiguillon et, reniant son passé, la voici prise au piège d'Até
[déesse incarnant la faute et l'égarement] ». Et plus loin : «
Car les fils d'Égyptos – intolérable démesure – mâles en
chasse sur mes pas, vont pressant la fugitive de leurs lubriques
clameurs et prétendent l'avoir de force ».
Le
mot démesure (hybris
en grec), placé dans la bouche du coryphée, est ici
essentiel. L'hybris est un sentiment violent, inspiré par la
passion (les Danaïdes évoquent d'abord la cupidité puis la
lubricité de leurs cousins), qui conduit à des violations graves
(ici le rapt et le viol dont les Danaïdes ne cessent de dire leur
crainte) et à un franchissement de la mesure qui doit toujours
régler la conduite des hommes. Cette démesure appelle la punition
divine : « Comprends la démesure des mâles ; préviens le courroux
que tu sais ! » ; le courroux contre lequel les Danaïdes mettent en
garde le roi d'Argos, est celui de Zeus.
Le
roi d'Argos et son peuple se rangent bientôt du côté des Danaïdes,
qui ont pour elles non seulement la protection de Zeus suppliant
(celui qui protège ceux qui le supplient), mais aussi celle des
dieux dont la colère poursuit la démesure (par l'intermédiaire de
la déesse Némésis). Il
vaut mieux se dissocier au plus vite de ceux qui font preuve
d'hybris, pour n'être pas enveloppé dans la vengeance qui
leur est réservée : « Par un vote unanime, le peuple argien l'a
proclamé sans appel : jamais il n'abandonnera à la violence une
troupe de femmes ». Ce choix vertueux des Argiens, lourd de
conséquences, puisqu'il conduit à une guerre certaine, n'est donc
pas dicté par le sentiment de ce qui est juste, mais par une terreur
sacrée de la foudre divine.
Dès
cette première pièce de la trilogie d'Eschyle, le sort des
Égyptiades est scellé : à leur transgression répond la punition
qui les attend lors de leur nuit de noces et qui sera ordonnée par
Danaos lui-même, par ce père et ce roi « qui agit pour le bien de
tous », substitut de Zeus sur terre.
La
démesure du rejet
Victimes
dans toute la pièce, les Danaïdes vont se faire bourreaux dans la
suite du mythe. La mort qu'elles voulaient se donner, elles vont
alors la donner, mais à leurs cousins. Enfin, dernière interversion
qu'on peut repérer dans la structure du mythe, la démesure qui les
habitait sans se manifester jusque-là, va devenir patente et effacer
celle de leurs cousins.
En
effet, selon Paul Mazon, traducteur émérite et brillant préfacier
des Suppliantes, ce n'est par seulement leurs cousins que
rejettent les Danaïdes, mais les hommes en général, et le mariage
leur répugne tout autant que leurs prétendants : leur souhait à
toutes est de demeurer vierges. Quand, à la fin de la pièce, elles
renient les dieux de l'Égypte pour adopter les dieux grecs, elles
n'invoquent, après les fleuves nourriciers de l'Argolide, qu'une
seule grande divinité olympienne : Artémis, protectrice de la
chasteté, qu'elles supplient de les préserver du « joug de Cypris
[Aphrodite] ». Leurs suivantes, qui leur rappellent l'importance de
vénérer Héra et Aphrodite, divinités majeures du panthéon
religieux féminin, dont le pouvoir, quand elles sont réunies,
atteint presque à celui de Zeus (dixit le texte), et, pour parler
familièrement, qu'il est dangereux de se mettre à dos, échouent à
les convaincre.
Ce
rejet du mariage, s'il devient clair dans les derniers vers de la
tragédie, une fois la menace d'une union avec les Égyptiades
écartée, s'exprime en fait à travers toute la pièce par des
formulations ambiguës, qui peuvent s'appliquer à ces derniers comme
aux hommes en général, et dont le double sens n'est perceptible que
lors d'une seconde lecture : « Que les enfants d'une auguste mère
[leur ancêtre, la nymphe Io] échappent aux embrassements des mâles,
libres d'hymen, libres de joug ! » / « Le trépas vienne donc à
moi avant le lit nuptial. » / « S'il s'agit de ma fleur [la
virginité des Danaïdes que leur père leur demande de protéger
contre les avances qu'elles pourraient recevoir de la part des
Argiens], (...), je ne dévierai pas de la route qu'a jusqu'ici
suivie mon âme. » / etc.
Le
choix d'une vie de célibat et de chasteté, bien que souvent mal
compris et moqué, objet également d'une certaine censure morale,
demeure possible pour une femme d'aujourd'hui, mais pour les Grecs,
il est impensable et rend manifeste un grave sentiment de démesure
qui doit être puni : ainsi les suivantes invitent-elles leurs
maîtresses à faire aux dieux des vœux plus modérés que celui
d'échapper au mariage et à ne jamais perdre de vue la maxime «
rien de trop ».
Chez
les Grecs, la chasteté dans le célibat n'a rien d'un mode de vie
adulte, ce n'est qu'une étape dans la vie des femmes, qui doit être
impérativement franchie. Artémis, dont le culte est central pour
les petites filles, laisse alors la place à Héra et à Aphrodite, à
qui les femmes mariées et mères offrent leurs sacrifices et leurs
prières. La pensée grecque ne conçoit pas de rites de passage
ratés, ni de vie à la marge, dans la différence ; elle y voit une
source de bouleversements et de crimes capables de mettre en danger
toute la société, même si, pragmatique, elle élabore des
solutions qui permettent un « retour à la normale ». C'est de
cette manière que, dans certaines versions du mythe, les Danaïdes,
après avoir assassiné leurs cousins, finiront par se marier et par
donner naissance aux peuples des Danaens : on ne peut imaginer fin
plus normalisatrice !
Pour
conclure cette réflexion sur les femmes homicides dans le mythe des
Danaïdes, je ne peux que vous inviter, si ce n'est déjà fait, à
lire la pièce d'Eschyle, dans la traduction de Paul Mazon. On parle
souvent de noirceur à propos de cet auteur et je crois qu'elle
atteint ici des sommets. La pièce est un chef-d'œuvre, comme toutes
celles que j'ai pu lire de lui, mais ce personnage collectif formé
par cinquante jeunes filles obstinées, tantôt gémissantes, tantôt
faisant des imprécations, toutes pleines de pensées de mort et
victimes de la violence masculine, la rend singulière, moderne et
touchante. Ces filles insoumises et habitées par la haine me font
irrésistiblement penser à l'Ériphile de Racine, dans Iphigénie
en Aulide, qui ne semble vivre que de sa rancœur, ou encore à
Antigone, autre personnage en lutte contre une loi qu'elle rejette.
J'ai très envie de passer encore quelques heures en leur compagnie
et je pense vous en reparler très bientôt.
(*)
Les Danaïdes s'expriment tantôt toutes ensemble, dans un chœur qui
parle à la première personne du pluriel, tantôt elles laissent la
parole au coryphée, au chef du chœur, qui emploie alors le je.
(**)
Eschyle applique conventionnellement le système juridique en vigueur
à Athènes, sa ville et celle des spectateurs de la pièce, à des
personnages qui ne sont ni des citoyennes ni des Grecques.