jeudi 28 juillet 2016

Enheduanna – 'Inanna et Ebih' – Introduction au poème

Le poème intitulé 'Inanna et Ebih' est un hymne épique adressé à Inanna-Ishtar. Enheduanna fait à la déesse l'offrande de paroles de louange et y intègre un récit mythique, où Inanna tient la première place et prend elle-même la parole : à sa propre attention, à l'attention du grand dieu An, sommet de la hiérarchie céleste, à l'attention d'Ebih, son ennemi-e.

Ce poème n'est archaïque que sur un point : celui-celle contre qui se déchaîne l'ire de la déesse, Ebih, est une chaîne de montagnes qui n'est pas autrement « personnifiée » que par son nom. à aucun moment en effet Enheduanna ne peint Ebih sous des traits anthropomorphes ; toutes les descriptions qu'elle en fait sont celles d'un mont ou plutôt d'une chaîne montagneuse. C'est qu'à côté des dieux, des démons, des monstres, des hommes, des animaux et des végétaux, pour les anciens Mésopotamiens, les montagnes sont de véritables individualités, et Ebih est une créature montagneuse que An lui-même, le roi des dieux, craint et respecte.

Quel que fût le mythe dont Enheduanna s'inspira, la poétesse est partie de la réalité géographique du lieu pour construire l'image de ce qu'il était avant sa destruction et souligner la toute-puissance d'Inanna. Nous avons la chance de savoir où se trouve l'Ebih, aujourd'hui appelée Hamrin, au nord-est de l'Iraq (voir photos). Le contraste entre le mont Ebih tel qu'il est aujourd'hui (et tel qu'il était à l'époque de Enheduanna) et le mont Ebih du mythe interprété par la poétesse est maximal. L'Ebih mythique est présenté comme une chaîne de montagnes prestigieuse, gigantesque et infiniment fertile, qui défie impunément les dieux, jusqu'à ce qu'Inanna s'avise de l'affronter. Son œuvre destructrice est inscrite et visible dans le paysage, et si son résultat nous saute aux yeux encore de nos jours, c'est par la grâce du poème de Enheduanna.


la chaîne de montagnes Hamrin-Ebih, vue aérienne de détail, la désolation règne


la chaîne de montagnes Hamrin-Ebih, vue aérienne large, la chaîne est coupée en deux par le Tigre, le paysage est dans l'ensemble fortement désertique


la chaîne de montagnes Hamrin-Ebih, vue en plan très large incluant le Zagros à l'est, beaucoup plus imposant, mais qui à l'origine, selon le mythe, l'était bien moins que l'Ebih

Que le lecteur ne soit pas déconcerté par certains traits stylistiques : l'hymne étant chanté et accompagné d'instruments de musique, les répétitions abondent, avec éventuellement de légères variations syntaxiques, de mots, de phrases, de strophes, voire de groupes de strophes.

Qu'il ne soit pas non plus découragé par les louanges hyperboliques adressées à Inanna : la piété mésopotamienne est avant tout marquée par la reconnaissance de la grandeur, de la puissance des dieux, dont dépend toute chose et qui assignent à chacun un destin. Elle en fait des super-rois, auxquels on s'adresse avec un respect infini.

Notre traduction, indirecte parce que reposant entièrement sur la version anglaise du Electronic Text Corpus of Sumerian Literature de l'université d'Oxford, est très classiquement dirigée par l'exigence d'un équilibre entre le respect de la lettre, la mise en évidence du sens et la valorisation des figures poétiques, de style et de pensée, et des figures narratives. Sur ce dernier point, Enheduanna est particulièrement inventive. On lira ainsi avec la plus grande admiration l'exposition du récit, qui opère un glissement, par le biais d'une comparaison avec le soleil, de la description des attributs et des pouvoirs de la déesse au récit de son voyage qui l'amène à rencontrer Ebih, passant habilement de la louange à l'épopée, de l'hymne à la narration.

Notons pour finir qu'Inanna-Ishtar, dans ce poème, est moins considérée comme une déesse de la fertilité et de l'amour que comme une déesse de la guerre. Ce rôle guerrier n'est pas un simple ajout à un rôle amoureux qui caractériserait mieux la déesse. Chez Inanna, il y a commune structure entre les fonctions guerrière et amoureuse. Quand, en amour, c'est Inanna qui choisit librement ses amants qui n'ont d'autre choix que de subir passivement cet amour, dans la guerre, c'est encore Inanna qui choisit librement ses ennemis, qui n'ont pas non plus d'autre choix que de subir passivement son ire. Mais si l'amour et l'ire d'Inanna sont libres, ils ne sont pas immotivés : Inanna jette son dévolu sur ceux dont la grandeur est méritée et soumise aux dieux, elle se jette brutalement sur ceux dont la grandeur est illégitime et arrogante à l'égard des dieux.

mardi 26 juillet 2016

Enheduanna

Vie des femmes illustres #1

Enheduanna est le premier poète connu de l'histoire de l'humanité. Il faudra encore près de deux siècles avant que le nom d'un homme soit attaché à un poème.

Enheduanna n'est pas que le nom d'une poétesse, elle est fille de Sargon, le premier roi qui parvint à unifier la Mésopotamie en un vaste empire akkado-sumérien, et d'une reine sumérienne devenue l'une de ses épouses. Fruit de cette union, elle incarne la fusion entre la société sumérienne, à l'avant-garde de la civilisation, mais vieillissante, et un groupe ethnique jeune et dynamique en pleine expansion, les akkadiens. Elle a vécu vers -2300 / -2250.

Enheduanna fut grande prêtresse de Sîn-Nanna, le dieu lunaire, à Ur, et peut-être aussi de d'Inanna dans cette même ville. Elle est la première grande prêtresse de Sîn-Nanna dont le nom nous est connu. En tant que telle, elle était identifiée au parèdre du dieu qu'elle servait, à son épouse divine, Ningal. Elle fut également la première grande prêtresse à être divinisée et à recevoir un culte après sa mort. Ses hymnes, dont quarante-huit nous sont parvenus, ont structuré la liturgie mésopotamienne pendant cinq siècles, jusqu'à l'avènement de Hammurabi et le recentrage du culte mésopotamien autour de la royauté divine de Marduk.

Elle connaît l'exil pendant le règne de son demi-frère, peut-être pour des raisons politiques, du fait du pouvoir que possède inévitablement une grande prêtresse dans la cité qu'elle administre.

Des historiens ont avancé qu'Enheduanna n'était pas l'auteure des œuvres qui portent son nom. Elle en serait seulement la commanditaire. L'argument sur lequel ils s'appuient est que la poésie mésopotamienne ne connaît aucune autre femme auteure et que l'art de l'écriture en général est un art masculin, réservé à des professionnels, les scribes. 
Une telle thèse me gêne à plus d'un titre. Si l'on efface un auteur féminin parce qu'il constitue une exception, que se passera-t-il si l'on retrouve la trace d'une deuxième femme auteure, si ce n'est à nouveau son effacement, toujours justifié par son caractère exceptionnel ? à partir de quel nombre doit-on s'arrêter d'effacer les femmes du champ de la poésie ? 
Par ailleurs, si Enheduanna constitue une exception dans la littérature mésopotamienne, on voit que toute sa vie est marquée du sceau de la singularité et que le rôle qu'elle joue est unique pour une femme dans une culture à bien des égards « machiste ». 
Enfin, cette thèse repose sur une distinction auteur – commanditaire dont la pertinence est remise en cause aujourd'hui : l'idée du poète génial qui porte en lui toute son œuvre et du mécène qui ne fait que l'entretenir, semble inexacte et appartient à une conception romantique de la création. On sait par exemple que Mécène, le célèbre protecteur de Virgile, lui fournissait et l'idée et les grandes orientations stylistiques de ses poèmes. Affirmer que Enheduanna est la commanditaire des œuvres qui lui sont attribuées, ne revient pas pour autant à dire qu'elle n'a joué aucun rôle dans leur création.
Mais affirmer cela, c'est se méprendre sur la relation du commanditaire et de l'écrivain en Mésopotamie : de même que le roi est le commanditaire des stèles qui narrent ses exploits et que les scribes et sculpteurs en sont les artisans, ce sont les dieux qui sont les commanditaires des poèmes de Enheduanna et c'est bien elle qui en est l'artisan, la poète, l'auteure – à moins que l'on introduise une nouvelle distinction, entre commanditaire, architecte et artisan, mais c'est là un peu trop raffiner à mon humble opinion.