Le poème intitulé
'Inanna et Ebih' est un hymne épique adressé à Inanna-Ishtar.
Enheduanna fait à la déesse l'offrande de paroles de louange et y
intègre un récit mythique,
où Inanna tient la première place et prend elle-même la parole :
à sa propre attention, à l'attention du grand dieu An, sommet de la
hiérarchie céleste, à l'attention d'Ebih, son ennemi-e.
Ce poème n'est archaïque
que sur un point : celui-celle
contre qui se déchaîne l'ire de la déesse, Ebih, est une
chaîne de montagnes qui n'est pas autrement « personnifiée »
que par son nom. à aucun moment en effet Enheduanna ne peint Ebih
sous des traits anthropomorphes ; toutes les descriptions
qu'elle en fait sont celles d'un mont ou plutôt d'une chaîne
montagneuse. C'est qu'à côté des dieux, des démons, des monstres,
des hommes, des animaux et des végétaux, pour les anciens
Mésopotamiens, les montagnes sont de véritables individualités, et
Ebih est une créature
montagneuse que An lui-même, le roi des dieux, craint et
respecte.
Quel que fût
le mythe dont Enheduanna s'inspira, la poétesse est partie de la
réalité géographique du lieu pour construire l'image de ce qu'il
était avant sa destruction et souligner la toute-puissance d'Inanna.
Nous avons la chance de savoir où se trouve l'Ebih, aujourd'hui
appelée Hamrin, au nord-est de l'Iraq (voir photos). Le contraste
entre le mont Ebih tel qu'il est aujourd'hui (et tel qu'il était à
l'époque de Enheduanna) et le mont Ebih du mythe interprété par la
poétesse est maximal. L'Ebih mythique est présenté comme une
chaîne de montagnes prestigieuse, gigantesque et infiniment fertile,
qui défie impunément les
dieux, jusqu'à ce qu'Inanna s'avise de l'affronter. Son œuvre
destructrice est inscrite et
visible dans le paysage, et si son
résultat nous saute aux yeux encore de nos jours, c'est par
la grâce du poème de Enheduanna.
la chaîne
de montagnes Hamrin-Ebih, vue aérienne de détail, la désolation
règne
la chaîne
de montagnes Hamrin-Ebih, vue aérienne large, la chaîne est coupée
en deux par le Tigre, le paysage est dans l'ensemble fortement
désertique
la chaîne
de montagnes Hamrin-Ebih, vue en plan très large incluant le Zagros
à l'est, beaucoup plus imposant, mais qui à l'origine, selon le
mythe, l'était bien moins que l'Ebih
Que le lecteur ne soit
pas déconcerté par certains traits stylistiques :
l'hymne étant chanté et accompagné d'instruments de musique, les
répétitions abondent, avec
éventuellement de légères variations syntaxiques, de mots,
de phrases, de strophes, voire de groupes de strophes.
Qu'il ne soit pas non
plus découragé par les louanges hyperboliques adressées à
Inanna : la piété mésopotamienne est avant tout marquée par
la reconnaissance de la grandeur, de la puissance des dieux, dont
dépend toute chose et qui assignent à chacun un destin. Elle en
fait des super-rois, auxquels on s'adresse avec un respect infini.
Notre traduction,
indirecte parce que reposant entièrement sur la version anglaise du Electronic Text Corpus of Sumerian Literature de l'université
d'Oxford, est très classiquement dirigée par l'exigence d'un
équilibre entre le respect de la lettre, la mise en évidence du
sens et la valorisation des figures poétiques, de style et de
pensée, et des figures narratives. Sur ce dernier point, Enheduanna
est particulièrement inventive. On lira ainsi avec la plus grande
admiration l'exposition du récit, qui
opère un glissement, par le biais d'une comparaison avec le soleil,
de la description des attributs et des pouvoirs de la déesse au
récit de son voyage qui l'amène à rencontrer Ebih, passant
habilement de la louange à l'épopée, de l'hymne à la narration.
Notons pour finir
qu'Inanna-Ishtar, dans ce
poème, est moins considérée comme une déesse de la
fertilité et de l'amour que comme une déesse de la guerre. Ce rôle
guerrier n'est pas un simple ajout à un rôle amoureux qui
caractériserait mieux la déesse. Chez Inanna, il y a commune
structure entre les fonctions guerrière et amoureuse. Quand, en
amour, c'est Inanna qui choisit librement ses amants qui n'ont
d'autre choix que de subir passivement cet amour, dans la guerre,
c'est encore Inanna qui choisit librement ses ennemis, qui n'ont pas
non plus d'autre choix que de subir passivement son ire. Mais si
l'amour et l'ire d'Inanna sont libres, ils ne sont pas immotivés :
Inanna jette son dévolu sur ceux dont la grandeur est méritée et
soumise aux dieux, elle se jette brutalement sur ceux dont la
grandeur est illégitime
et arrogante à l'égard des dieux.