vendredi 3 juin 2016

Les Lemniennes

Des femmes qui tuent des hommes # 1

Sur le mythe des Lemniennes, voir :
Georges Dumézil, Le crime des Lemniennes, Paris, 1924.
Walter Burkert, Sauvages origines, Paris, Les belles lettres, 1998.
Marcel Detienne, Les jardins d'Adonis, Paris, Folio Gallimard, 2007.

Au cours de leur quête de la Toison d'or, les Argonautes trouvent l'île de Lemnos gouvernée par la reine Hypsipyle et peuplée uniquement de femmes.
Celles-ci en effet, affligées d'une odeur repoussante par la déesse Aphrodite, parce qu'elles négligeaient son culte, et abandonnées par leurs maris, leur préférant des esclaves thraces, ont en une nuit égorgé tous les mâles de l'île (ainsi que leurs concubines). Seul le roi de l'île, Thoas, a été épargné, sauvé par sa fille Hypsipyle, qui l'a caché dans un coffre qu'elle a mis à la mer (*).
Les Argonautes découvrent en arrivant des femmes en armes, animées d'une fièvre belliqueuse. Apollonios de Rhodes, dans ses Argonautiques (IIIè siècle avant J.-C.), les compare aux Thyades dévoreuses de chair crue. Ces femmes guerrières et sauvages sont pour lui parfaitement inhumaines et monstrueuses. Elles sont également présentées comme masculines et ne sont plus tout à fait des femmes (**). Bref, elles sont à l'opposé de ce qu'elles ont été : des épouses de citoyens grecs (***).

 Hypsipyle et les Lemniennes accueillent les Argonautes, par Piero di Cosimo, 1499.

Toute la fin du mythe va s'attacher à leur faire réintégrer leur ancien statut, d'être humain civilisé, de femme et d'épouse. À l'occasion d'une fête religieuse en l'honneur d'Aphrodite, lors d'une orgie sexuelle, couronnant, comme souvent chez les Grecs, une série de concours et de jeux, certains des héros s'unissent avec les Lemniennes (****). Ces unions toutes fécondes donneront naissance au peuple des Minyens.

 Les adieux de Jason à Hypsipyle, par le Maître de la Chronique scandaleuse, entre 1490 et 1510.

(*) Dans l'Enquête d'Hérodote, Thoas ne réchappe pas du massacre.
(**) Dans une société où, après la période d'indifférenciation sexuelle qu'est l'enfance, le mariage suivi de l'enfantement marque l'accomplissement de la nature profonde des femmes, et la guerre celle des hommes, le rejet du culte d'Aphrodite (c'est-à-dire le rejet de la relation amoureuse qui ouvre sur l'enfantement) par les Lemniennes les exclut donc de la condition féminine et les rejette du côté des hommes, d'où leur furie guerrière.
(***) Walter Burkert, étudiant le rituel religieux issu de ou correspondant à ce mythe, insiste bien sur leur dimension carnavalesque : dans le mythe comme dans le rituel, on assiste à un renversement des structures sociales traditionnelles. Au cours de la fête de purification et d'expiation célébrée tous les ans (il existe des désaccords sur ce point) en raison du crime originel des Lemniennes, les sexes sont séparés et les femmes, habituellement cantonnées dans l'oikos, occupent l'espace public ou les sanctuaires, agissent ensemble, tandis que les hommes isolés restent enfermés chez eux, qu'ils deviennent invisibles.
(****) Il s'agit d'un rituel de mariage collectif, qui rend aux Lemniennes leur statut d'épouse.

En quoi ce mythe dit-il quelque chose des craintes (*) que les hommes nourrissent à l'égard des femmes ?
(*) Walter Burkert parle du mythe, ainsi que du rite qui en découle, comme de l'expression d'une peur profonde, ici celle que fait naître l'existence de tensions et de conflits entre les sexes, et que l'accomplissement d'actes rituels va permettre d'exorciser.

D'une part, ce mythe se fait l'écho de la crainte que ce qui a été construit par la société et la culture pour être inoffensif, ne devienne dangereux ; que l'être qui nous est le plus intime et le plus familier, dans lequel on a placé notre confiance, avec lequel on vit dans le lieu de paix par excellence qu'est le foyer, ne soit en fait un inconnu, un étranger et un ennemi cruel. Un film d'horreur comme Le Village des damnés de John Carpenter (1995), exploite cette même crainte, cette fois projetée sur des enfants.
Le lien entre un mythe grec et un film d'horreur contemporain peut paraître douteux, mais il ne faut pas atténuer, comme il est souvent fait, ce que ces mythes ont d'effroyable et oublier qu'ils sont destinés, comme la tragédie selon Aristote, à inspirer la terreur.

D'autre part, il s'exprime également là une crainte liée à la valeur du masculin, à son prix réel.
Le paradoxe d'une société uniquement composée de femmes comme l'est celle de Lemnos (comment perpétuer l'espèce, comment subsister en tant que société) est facilement levé : l'arrivée de quelques hommes (les Argonautes sont au nombre de cinquante ; encore ne participent-ils pas tous à l'orgie sexuelle ; en face, nous avons une cité-état qui compte quelques milliers de femmes) suffit à occasionner les naissances qui permettront le repeuplement de l'île et répareront la perte de population due aux meurtres.
La grande peur masculine qui se dit dans ce mythe, c'est celle de la faible importance de l'individu mâle sur le plan de l'espèce, son infériorité biologique par rapport à l'individu femelle. Dans la plupart des espèces de mammifères, un seul mâle suffit à féconder toutes les femelles : l'existence des autres mâles est inutile ; ils peuvent disparaître sans que cela ne menace la survie de l'espèce.
De même dans une activité humaine comme la chasse, les proies choisies sont toujours des mâles, certes plus « nobles », car plus puissants et plus combatifs, mais également de moindre importance pour la perpétuation de l'espèce.
L'élevage, quant à lui, procède à l'élimination quasi systématique des mâles : dès la naissance pour les poussins, après quelques mois (un an) pour les jeunes veaux et les agneaux qui nous régalent à Pâques (*). Excepté les coqs, taureaux et béliers qui sont réservés à la reproduction (et qui ne vivent d'ailleurs que le temps de leur fertilité, souvent court), l'élevage tel qu'il est pratiqué est l'élevage d'animaux femelles. Les chapons, les moutons et les bœufs, mâles châtrés, donc non-mâles, engraissés pour leur chair, n'infirment pas ce constat.
(*) Cette coutume de servir ce type d'animaux à Pâques tient au fait qu'ils arrivent à cette période à l'âge du sevrage, donc à l'âge adulte, et de ce fait ne sont pas conservés.

Si l'androcide ne met pas en danger l'espèce, l'inverse est vrai pour le féminicide. Une société humaine comme la nôtre, qui autorise et encourage le féminicide, en si complète contradiction avec les intérêts de la nature, ne marche-t-elle pas sur la tête ?
Je ferai, pour conclure, l'hypothèse que la société existe justement pour aller contre la logique de la nature, que notre société patriarcale, fondée sur la domination masculine, existe justement pour donner aux individus mâles une place qu'ils n'auraient point dans un monde non culturel, pour permettre que la vie de chaque homme ait une valeur (et non pas celle du seul mâle dominant), qu'elle soit conservée, et permettre enfin que chaque individu mâle puisse avoir une vie sexuelle et se reproduire. L'on peut voir ici que le mariage, l'union d'un homme avec une ou plusieurs femmes, est essentiel dans ce projet, devant apporter à chaque homme le moyen de se reproduire, à égalité avec les femmes.
Une question demeure sans réponse, à savoir pourquoi un projet social visant à compenser l'inégalité homme-femme sur le plan de l'espèce, aboutit à une nouvelle inégalité et à une inégalité si abyssale ? Comment a-t-on pu passer de la faible importance de l'homme sur le plan de l'espèce à la faible importance de la femme sur le plan social ? Enfin comment l'exclusion pour ce qui est de la procréation de la majorité des individus mâles s'est renversée en une destruction massive des individus femelles dans le féminicide ?